Un traumatisme refoulé : la pandémie de choléra de 1866

Le « C » rouge

d'Lëtzebuerger Land du 10.04.2020

1,8 pour cent de la population luxembourgeoise meurt des suites du choléra en 1865/1866. Au Grand-Duché, la pandémie aura donc fait autant de victimes que la Deuxième Guerre mondiale. À Diekirch, presque dix pour cent des habitants décèdent des diarrhées et vomissements causés par le vibrion. Dans le canton d’Esch-sur-Alzette, 3,8 pour cent des résidents y succombent. Or, cette catastrophe humanitaire n’aura pas retenu l’attention des historiens luxembourgeois. La maladie, qui a causé la mort de 3 500 hommes, femmes et enfants, a été effacé de la mémoire collective. 1866 est une date qui n’a pas fait date, un non-lieu de mémoire.

C’est par hasard qu’au milieu des années 1980, Jos Massard retrouve les traces de la pandémie lors d’une visite aux archives communales d’Echternach. Le professeur en biologie et échevin socialiste (il rejoindra le DP en 1991 et deviendra maire en 1998) y tombe sur un dossier bleu contenant des comptes rendus sur l’épidémie. Il poursuit ses recherches dans les registres des décès d’Echternach de 1866. Effaré, il s’aperçoit que 99 noms sont suivis en marge par un « C » rouge.

« Les victimes étaient des petites gens, constate-t-il. On n’y trouve quasiment aucun membre de la bourgeoisie ou de la notabilité. » Rien à voir donc avec la propagation du Covid-19, dont les premiers porteurs en Allemagne (et probablement au Luxembourg) étaient des gens de la bonne société, de retour des vacances de ski. En 1866, ce sont ceux d’en bas, les habitants des quartiers insalubres, qui se contaminent et qui meurent : des journaliers, petits artisans et ouvriers, ainsi que leurs femmes et enfants. Dans sa première monographie sur le choléra à Echternach parue en 1988 (qui sera suivie par d’autres sur le canton d’Esch, Remerschen, Berbourg et Bettembourg), Massard note que le profil des victimes expliquerait le peu de retentissement que connaîtra l’épidémie « dans notre historiographie nationale traditionnelle qui traite de préférence de la noblesse, du clergé et de la grande bourgeoisie. » Il évoque également les « idées moralisantes » selon lesquelles les malades seraient eux-mêmes responsables de la maladie. Dans une brochure publiée en 1866, un docteur d’Echternach estimait ainsi que le choléra était causé par des excès « in bacco e venere » et toucherait des personnes « prédisposées ». C’est peut-être pour cette raison que le choléra, métaphorisé en maladie honteuse, n’aura pas intégré les mémoires familiales.

Aux lecteurs de 2020, la confusion et la peur décrites par Jos Massard apparaissent soudain comme familières, trop peut-être. Il évoque les enterrements précipités, sans procession ni fanfare, sans cercueil des fois. Fin 1865, alors que la pandémie s’installe sur le territoire, les autorités publiques tardent à reconnaître la gravité de la situation. (Certains médecins pensaient d’ailleurs que la peur de la maladie suffisait à la déclencher.) Des rumeurs affolantes circulent. À Echternach, on raconte que la maladie aurait été importée par un marchand de chiffons qui aurait vendu, à bas prix, des vêtements ayant appartenu à un mort de Diekirch. Or, la pandémie ne déclenchera pas de révoltes sociales au Grand-Duché, comme si les malades s’étaient résignés à leur sort. Avant Facebook, c’est dans les pages locales que des élixirs sont vantés par des marchands peu scrupuleux : des liqueurs
Magenbitter, commercialisées sous des noms comme « Menschenfreund », « Bettemburger Kräuter » ou « Alter Schwede ».

Les remèdes que proposaient les médecins luxembourgeois ne valaient guère mieux. Les cures prescrites lors de la première vague de choléra de 1832 consistaient à placer des sangsues sur l’estomac ou l’anus et à prescrire des teintures à base d’opium. Alors que les malades, dont le visage prenait un étrange teint bleuté, perdaient jusqu’à quinze litres de fluides par jour, de nombreux médecins leur interdisaient de boire de l’eau, pensant que ceci favoriserait « das
Erbrechen und Purgieren ». Les patients qui suivaient à la lettre ces conseils mourraient déshydratés.

L’Église catholique exhortait ses ouailles à la pénitence. En avril 1866, le vicaire apostolique fit lire une lettre pastorale dans toutes les églises du Luxembourg. Il y expliquait que ce fléau était une punition de Dieu. Le Wort recommandait à ses lectures d’affluer en masse vers les églises : « Gefahr lehrt beten. […] Hoffentlich wird der liebe Herrgot […] die gezuckte Geißel bei Seite legen und sich wieder gütig und barmherzig zeigen ». Entre le 24 juin et le 2 juillet, on célébrait le bicentenaire de la nomination de la Madone comme protectrice de la Ville. Des colonnes de désespérés se mettaient en branle à partir de toutes les localités infectées. Au total, quelque 50 000 pèlerins allaient affluer vers la capitale.

Un médecin de Bascharage fut un des rares à analyser cet élan de dévotion comme contreproductif : « Ils revenaient après minuit, exténués de fatigue du travail de la journée et de la marche nocturne, exposés à l’air froid et humide […] et quelques fois trempés par la pluie battante, pour recommencer le lendemain les mêmes travaux et exercices de dévotion de la veille. » En 1867, lors du premier debriefing de la crise sanitaire, certains experts soupçonneront ces mouvements de masse d’avoir déclenché la seconde vague de choléra qui ravagera le pays durant le reste de l’été. Quant à la Schueberfouer, elle aura bien lieu en 1866, malgré les avertissements d’une partie de la presse qui conseillait à ses lecteurs de s’en tenir éloignés.

Dimanche dernier, dans un Live aus der Stuff diffusé sur Facebook, l’historien Guy Thewes évoquait le choléra dans la Ville de Luxembourg sous l’angle des conditions de vie et des infrastructures publiques. L’amélioration de la qualité de l’eau potable à partir de la fin du XIXe siècle s’accompagnera de la disparition du choléra en Europe. Aux yeux des Occidentaux, cette maladie devenu une catastrophe lointaine, invisible. C’est oublier que quarante pour cent de la population mondiale n’a toujours pas accès à l’eau potable, et que le choléra continue à faire entre 100 000 et 200 000 morts tous les ans. Un scandale sanitaire qui ne fait plus scandale.

Une large partie des recherches de Jos Massard peut être consultée sur le site massard.info sous la rubrique bibliographie

Bernard Thomas
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