Les systèmes de santé face au choc du Covid-19

Indicateurs inadaptés

d'Lëtzebuerger Land du 17.04.2020

La pandémie due au Covid-19 met à rude épreuve les systèmes de santé dans le monde entier, même dans les pays développés réputés les mieux préparés à un tel choc. Mais l’étaient-ils vraiment ? Au Grand-Duché, un rapport intitulé « État des lieux des professions de santé et des professions médicales » présenté devant la Chambre des députés début octobre 2019 estimait que « le système de soins de santé luxembourgeois est dépendant et vulnérable ». Signe annonciateur de la situation actuelle qui voit le Luxembourg détenir le triste privilège de figurer sur le podium mondial du nombre de cas confirmés de Covid-19 par rapport à la population ? Ce diagnostic inquiétant était émis quelques semaines seulement après la publication de chiffres de l’OCDE montrant que le système de santé était plutôt « efficace et pas cher » (voir d’Land du 20 septembre 2019). Le document dû au cabinet Santé et Prospectives se félicitait de voir la population luxembourgeoise bénéficier d’un bon état de santé général et émettait une opinion très favorable sur les infrastructures médico-sociales du pays, en particulier sur les effectifs des professions médicales et de santé. Ainsi depuis 2000, le nombre de médecins praticiens a doublé et leur densité a fortement augmenté passant de 2,1 à trois pour mille habitants (chiffres OCDE). Même évolution favorable pour les infirmiers.

Les inquiétudes exprimées en octobre 2019 portaient surtout sur la proportion de personnels non-Luxembourgeois : 58 pour cent des professionnels de santé et 49 pour cent des médecins ne sont pas originaires du Grand-Duché, ce que l’OMS interprète comme une faiblesse (elle a fixé pour 2030 à tous les pays membres un objectif de réduction par deux de cette dépendance). Autre crainte : le vieillissement de la population de médecins (un sur deux ayant plus de 53 ans) faisant redouter une diminution des effectifs d’ici dix ans au moment où les besoins vont augmenter et se transformer. Le rapport évoquait enfin la question de l’accès aux soins, un problème pointé dès 2014 par le European Health Interview Survey (EHIS), selon lequel les délais excessifs d’obtention de rendez-vous constituaient le principal obstacle au Luxembourg, étant cités dans 31 pour cent des cas contre 18,7 pour cent en moyenne dans l’UE, et touchant surtout les femmes : 35 pour cent de celles ayant éprouvé un besoin de soins y ont été confrontées contre 26,7 pour cent des hommes.

On mesure à quel point ces inquiétudes bien que légitimes étaient en décalage avec ce qu’il allait advenir quelques mois plus tard. L’urgence sanitaire les fait passer au second plan. Après le déclenchement de la crise, on s’est aussi aperçu que la géographie de la propagation du virus et de la lutte contre ses effets ne correspondait en rien aux critères servant habituellement à évaluer l’efficacité des systèmes de santé, tels qu’on les trouve par exemple dans les documents publiés par l’OCDE (des chiffres mis à jour pendant la crise actuelle). Ainsi il n’existe aucune corrélation apparente entre le niveau des dépenses de santé et la contamination et la mortalité dues au Covid-19. Les pays les moins atteints (ou qui connaissent la plus faible mortalité) ne sont pas forcément ceux qui consacrent une part élevée de leur PIB à la santé, ou qui sont les mieux pourvus en personnel médical, en lits d’hôpitaux et en matériel.

Rien de vraiment surprenant. Une pandémie du niveau de celle de 2020 bouscule tous les repères. Comme pour une catastrophe naturelle, un grave accident ou une guerre qui occasionnent un grand nombre de blessés, le principal problème est l’afflux de malades sur une période très courte, ce qui excède les capacités de prise en charge. C’est d’ailleurs surtout pour « écrêter la courbe » des contaminations, et non pour empêcher la dissémination du virus, que la plupart des pays ont imposé un confinement. De ce fait, parmi les nombreux indicateurs de santé publiés par l’OCDE, un de ceux qui se sera avéré le plus pertinent est le nombre de lits pour soins aigus. Il s’agit de l’ensemble du nombre de lits d’hôpitaux régulièrement entretenus et dotés de personnel (hors psychiatrie et soins de longue durée). La moyenne des 35 pays étudiés est de 3,5 lits pour mille habitants, mais il existe de vastes disparités. Parmi les pays les mieux dotés, on trouve notamment le Japon (7,79), la Corée du Sud (7,14) et l’Allemagne (6,02), qui sont parmi ceux qui ont le mieux réussi à contenir la mortalité. La Belgique est sixième sur 35 avec un bon chiffre (cinq) et le Luxembourg est au-dessus de la moyenne (3,7). À l’inverse, parmi les pays les moins bien dotés figurent la France (3), l’Italie (2,6) l’Espagne (2,4) et le Royaume-Uni (2,1) où la pandémie a été très meurtrière.

La comparaison entre la France et l’Allemagne est édifiante. Ces deux pays consacrent chacun 11,2 pour cent de leur PIB aux dépenses de santé et la contamination y est comparable (environ 1 500 cas confirmés par million d’habitants). Mais en valeur relative, la France compte deux fois moins de lits pour soins aigus que l’Allemagne. Leur nombre a baissé de dix pour cent en dix ans, pour cause de développement des opérations en ambulatoire (sans nuit à l’hôpital) et les réductions budgétaires. Au final, la mortalité due au Covid-19 était mi-avril près de six fois supérieure en France avec 223 décès par million d’habitants contre 39 en Allemagne (115 au Luxembourg). Mais en soi cet indicateur est encore insuffisant. Ainsi il ne tient pas compte de l’inégalité de l’équipement au sein d’un pays donné, qui ne coïncide pas elle-même avec la géographie du virus : en France les hôpitaux de la région la plus atteinte, le Grand Est, pourtant bien équipée sur le plan médical, ont dû évacuer des malades par trains spéciaux et même par avions militaires vers d’autres régions ou vers les pays voisins, comme le Luxembourg (remercié, entre autres pays, par Emmanuel Macron lundi soir). Et la durée des hospitalisations, particulièrement longue avec le Covid-19 (trois semaines pour les cas graves) peut submerger les infrastructures des pays les mieux dotés.

La crise sanitaire aura mis en évidence les pénuries en équipements cruciaux, mais mal suivis par les statistiques, car réservés à des soins bien spécifiques. L’OCDE s’intéresse au nombre de scanners et d’IRM, mais pas au nombre de respirateurs, dont le rôle a été décisif. La manière par laquelle l’Allemagne a réussi à limiter la létalité n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le fait que les deux principaux fabricants mondiaux, Draeger et Löwenstein, en sont originaires. Et comme le diable est dans les détails, on s’est rendu compte avec effarement que le succès dans la lutte contre le coronavirus dépendait largement de simples « consommables » médicaux comme les masques, le gel hydroalcoolique, les écouvillons, les gants ou les blouses dont la pénurie s’est faite cruellement sentir, comme en France où elle tourne à l’affaire d’État. Personne n’avait visiblement imaginé ce « goulot d’étranglement » faute de données et de chiffres précis.

Les statistiques de santé ont aussi péché par une mauvaise appréhension des pénuries de personnel. En France, depuis plusieurs mois, un important mouvement social secoue le monde hospitalier pour dénoncer « des conditions de travail absolument désastreuses », pour cause de réductions d’effectifs. En Allemagne même 17 000 postes d’infirmiers restent à pourvoir et, au cours des derniers mois, de nombreux lits de soins intensifs avaient dû être fermés. Des pénuries encore plus catastrophiques face à un afflux considérable de malades très concentré dans le temps, qui ont conduit à appeler à l’aide les professionnels de santé en dehors de leurs spécialités, les étudiants, les retraités et parfois même les vétérinaires.

Stratégie sanitaire

Les moyens matériels et humains ne sont rien sans une stratégie claire. Sur ce point, la gestion par l’Allemagne de la crise sanitaire par les tests fait figure de modèle. D’abord, grâce à sa recherche, car le premier test mondial de détection du Covid-19 y a été mis au point par le chercheur Olfert Landt et validé par l’OMS dès le 17 janvier. Ensuite, par sa capacité industrielle à en produire rapidement des quantités considérables. Enfin, par sa politique de dépistage massive, menée dans tout le pays dès la fin janvier dans les cliniques, les laboratoires, chez les médecins et même dans la rue. Une politique comparable a été mise en œuvre en Corée du Sud, couplée à un système de géolocalisation et de télésurveillance appelé à se généraliser dans le monde. Malgré l’injonction de l’OMS le 16 mars, de nombreux pays sont encore incapables de mener un tel dépistage faute de moyens matériels pour fabriquer les tests.

Une chance pour les infirmiers ?

Le Luxembourg compte relativement moins de pharmaciens que ses voisins : 70 pour 100 000 habitants contre 124 en Belgique et 104 en France. Dans l’OCDE, il se classe 25e sur 35 pays. En revanche la densité de personnel infirmier est élevée : avec 11,8 soignants pour mille habitants, contre 8,8 en moyenne dans les pays membres, le Luxembourg occupe une avantageuse huitième place, et même la sixième si on considère le rapport au nombre de médecins : plus de quatre infirmières et infirmiers pour un médecin, contre trois pour un en France ou en Allemagne. Le nombre d’infirmiers généralistes ou spécialisés (près de 7 300 personnes) a augmenté de moitié en quelques années. Le rapport d’octobre 2019 déplore que les professionnels de santé pris dans leur ensemble sont « peu visibles et peu audibles », que « leur rôle est peu valorisé dans la société » et qu’il existe « peu de délégations d’actes » de la part des médecins. Mais les choses pourraient changer. Dans un document publié le 31 mars, l’OCDE écrit en effet que « les situations de crise comme l’épidémie de coronavirus peuvent offrir des opportunités de changer les rôles traditionnels des différents prestataires de soins de santé et d’élargir les rôles de certains prestataires comme les infirmières et les pharmaciens, afin qu’ils puissent assumer certaines tâches des médecins et leur permettre ainsi de dépenser leur temps plus efficacement sur les cas les plus complexes ».

Georges Canto
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