Musique en confinement

Nourrir l’internaute

d'Lëtzebuerger Land vom 24.04.2020

Curieuse vision d’un homme pingouin en haut de survêtement Adidas. Il joue du thérémine et dodeline de la tête. Deux semaines plus tôt, de curieux artistes masqués lançaient un concert sauvage dans un supermarché vide. D’autres mises en scène du genre ont été organisées ces derniers temps aux quatre coins du pays par des artistes en deuil et aux tenues souvent dépareillées. En deuil, car la saison culturelle est bien morte et enterrée. À peine les premiers concerts annulés, des initiatives se sont toutefois spontanément mises en place. Comprendre, pour la plupart il est vrai, des performances mal cadrées et diffusées en live sur Facebook.

Parmi ces initiatives cependant, on trouve un format hybride, des plus ambitieux, les Crazy Quarantine Sessions. Emmenées par Jérôme Klein, Pol Belardi, Charles Stoltz, Niels Engel et Pit Dahm, elles consistent en de fausses sessions musicales live. Les vidéos qui mettent chacune en avant un artiste ou une formation, sont en effet pré-enregistrées, montées, ponctuées de petits sketchs et diffusées à heures fixes suivant les jours, avant d’être publiées sur YouTube. Confinement oblige, cette manière de faire était la seule envisageable pour offrir une qualité d’image et de son acceptable à une audience plus friande que jamais. Soutenue par le ministère de la Culture, la Fondation Eme, le centre culturel Neimënster et la radio 100,7 et financée grâce à une plateforme de crowdfunding, l’affaire est vite devenue sérieuse.

Au visionnage des 18 premières sessions, on salue le travail monstre qu’ont effectué les chantres du jeune jazz luxembourgeois. Si le fond est irréprochable, la forme mérite de petits ajustements. Les trois premières sont hétérogènes au possible. D’abord, un pilote tourné sur fond vert des Afrobeathoven. Un supermarché désert en fond et un jeu du genre funky du pauvre, tout à fait dispensable. La seconde session est un plan fixe plus réussi où Arthur Possing, Pit Dahm et Pol Belardi reprennent la Doplhin Dance de Herbie Hancock. Le troisième, au rendu plus pro, est un cocon modulé par Claire Parsons et Jérôme Klein. Le format trouve une constante à partir de la quatrième session consacrée au saxophoniste Pierre Cocq-Amann. À partir de là, la recette restera identique. Les musiciens enregistrent leur contribution dans leurs coins, tournent un petit sketch, les membres de l’équipe ajoutent leur grain de sel (percussions, basses, claviers…) et le tout donne un résultat foutraque mais attachant, laissant la part belle au split screen.

La dixième session tranche, c’est Corbi (du groupe De Läb) qui propose un DJ set lo-fi. Une musique dans l’air du temps. Arrive celle de Jackie Moontan, la onzième et peut-être la plus pertinente. Elle représente ce à quoi toutes les Crazy Quarantine Sessions auraient dû ressembler. Et pourtant, il revient de loin. Le chanteur arrive vêtu d’un costume rose, lunettes à verres teintées en forme de cœurs, chemise à motifs et foulard léopard. La troupe habituelle ouvre les hostilités avec une reprise de Super Freak. Jackie Moontan est à fond et les musiciens à la ramasse. On se pince. Une instrumentale type karaoké bas de gamme. Puis le niveau remonte, Lionel Richie, Elton John et Enya y passent. Le chanteur crève l’écran et semble être le seul à avoir compris l’intérêt d’un tel exercice, à savoir jouer pour et avec les internautes. Car ces sessions montrent souvent des musiciens qui se laissent aller, plongés dans leurs partitions, coupés du monde, ou qui prennent des pauses, en omettant le plus important, à savoir l’interaction avec la personne se trouvant face à son écran. C’est qu’il faut nourrir l’internaute, qui est avant tout soumis à une disette culturelle et qui a besoin de spectacle vivant.

La douzième session est à découvrir pour une très fréquentable reprise de Crazy Race de Roy Hargrove & The RH Factor par les Hoffmann Brothers, accompagnés par Laurent Peckels et Claire Parsons. Notons encore une expérience électronique et sensorielle concoctée par Aamar et Peng Nguyen, le fameux homme pingouin. La musique est difficile d’accès mais le trip vaut le coup. S’ensuivent une session free-jazz âpre, mais impeccable techniquement par le quatuor Pilz-Reis-Dahm-Martiny. Des moyens plus conséquents pour la seizième session des Gazmen avec un montage plus maîtrisé et une succession de véritables vidéoclips qui accentuent toutefois la distance entre les artistes et leurs spectateurs.

Le dix-huitième épisode est un gros morceau, 35 minutes d’un concept déjà interprété à Neimenster avec Pol Belardi’s Childhood Memories. Le touche à tout adapte les bandes originales de jeux-vidéos iconiques de son enfance. Des arrangements qui sont discutables, mais le format hybride sied plutôt bien au produit final, avec ses images directement extraites des œuvres en surimpression. Voilà qui fait enfin sens. Mieux appréhender le medium internet et ses particularités, voilà ce qui manque à ces sessions en dents-de-scie pour en faire des rendez-vous incontournables.

Kévin Kroczek
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