L’opposition parlementaire en temps de pandémie

Ce n’était pas le moment de faire de l’opposition

d'Lëtzebuerger Land du 01.05.2020

« Que fait-on de ce cafouillage autour de l’utilité des masques ? », « Rien ! on soutient le Gouvernement ; ce n’est pas le moment de faire de l’opposition ». Voilà quasiment mot pour mot la version originale d’un échange qui a eu lieu au sein d’un groupe parlementaire de l’opposition il y a quelques semaines. Je me porte garant de la véridicité de la scène, j’en étais le témoin direct et actif.

De telles réflexions ont eu lieu dans la plupart des partis de l’opposition, non seulement au Luxembourg, mais dans grand nombre de centrales de partis de l’opposition dans les pays démocratiques.

La crise, c’est le temps de l’action, le temps du Gouvernement. Face à l’incertitude des premiers jours de la crise, l’appréhension, l’inquiétude, voire même l’angoisse s’installent et les gens attendent, avec raison, du Gouvernement qu’il décide d’une ligne de conduite, qu’il agisse et qu’il s’explique. Il faut trancher, protéger, aider. En temps de crise les projecteurs se braquent sur ceux qui « font », qui « assument » et qui portent la responsabilité.

C’est ce que le Gouvernement luxembourgeois a fait, comme d’ailleurs quasiment tous les Gouvernements européens.

À l’opposition de redéfinir son rôle

L’opposition politique, du jour au lendemain, est reléguée sur le banc de touche et n’a plus le droit de pénétrer sur le terrain. Au début de la crise, lorsque les décisions doivent être précises et surtout être prises rapidement, le contrôle du Gouvernement – rôle premier d’une opposition politique et devoir essentiel dans une démocratie parlementaire – n’a plus lieu d’être. Et gare à celui ou à celle qui enfreint cette règle, à l’image de la Présidente de mon groupe parlementaire qui avait osé demander aux différents ministres de venir expliquer leurs décisions (pourtant importantes et engendrant de nombreuses conséquences) à la Chambre des députés. Elle a été gratifiée d’un « shit storm » en bonne et due forme pour avoir osé faire ce qui en temps normal aurait été vu comme une obligation pour tout député de l’opposition qui fait un travail sérieux. Mais on apprend vite…

Dans cette situation, chaque député doit trouver son chemin pour s’adapter à la nouvelle situation. On peut faire le dos rond en attendant que la normalité se réinstalle ou être à l’affût de l’opportunité de communiquer une idée pour se démarquer par rapport au Gouvernement. Personnellement, je trouve qu’en temps de crise – particulièrement en temps de crise sanitaire, lorsque des vies peuvent être en jeu, que des gens souffrent ou ont peur – le choix devrait être simple : se mettre au service de la population qui vous a élue, voir même du Gouvernement pour mettre la main à la pâte, pour aider à agir le plus rapidement possible et pour ne pas mettre de bâtons dans les roues de ceux qui doivent prendre des décisions parfois difficiles.

Et surtout, et cela me paraît essentiel, pour ne pas égratigner la confiance que doit pouvoir avoir la population dans ce Gouvernement. Car une perte de confiance dans le Gouvernement peut avoir de graves conséquences sur la façon de réagir de la population. Je dois l’avouer : c’est un changement de paradigme, un exercice nouveau et difficile pour un politicien dans l’opposition. Et pourtant, à mes yeux, la seule façon responsable d’agir.

C’est ce qui s’est passé aux États-Unis après le 11 septembre 2001 et les attentats sur le World Trade Center. L’administration Bush a fait voter le Patriot Act, une législation donnant plus de pouvoir à long terme à l’exécutif. Ce qui en temps normal aurait hérissé l’opposition et entraîné une situation de blocage, a été passé en un temps record avec le large soutien de l’opposition démocrate. Entre autres, d’ailleurs, parce que le Président américain de l’époque avait veillé à constamment impliquer l’opposition dans les discussions et à tenir partiellement compte de leurs remarques.

Ce qui me paraît le seul choix responsable n’a cependant pas été retenu partout. Jeremy Corbyn, leader de l’opposition au Royaume Uni jusqu’au 4 avril, n’a cessé de critiquer durement le Gouvernement. On peut estimer qu’à l’époque il y avait de quoi, cela ne veut cependant pas dire qu’il avait raison de le faire. D’ailleurs son successeur Keir Starmer a fait faire volte-face à son parti et soutient, depuis sa prise de fonction à la tête de Labour, le Gouvernement de Boris Johnson. En Italie et en Espagne l’opposition politique a toutefois attaqué violemment le Gouvernement. En Allemagne, l’opposition (hormis l’AFD) a fait bloc derrière la chancelière.

Au Luxembourg, nous avons voté l’état de crise demandé pour trois mois par le Gouvernement. Cela n’allait pas de soi, surtout parce que le Gouvernement demandait tout de suite la durée maximum de trois mois alors qu’il aurait très bien pu procéder en plusieurs étapes. Nous avons, pendant les premières semaines de la crise, consciemment décidé de renoncer aux questions parlementaires – pourtant un outil essentiel pour contrôler le Gouvernement – parce que nous souhaitions que le Gouvernement et l’administration puissent se concentrer pleinement sur leur action. Nous avons réduit au maximum l’activité parlementaire et repoussé la plupart des dossiers – je ne citerai ici que le grand débat annuel sur la politique étrangère ou encore le débat sur l’État de la Nation – pour laisser les coudées franches au Gouvernement.

Je ne regrette pas cette attitude. J’étais persuadé et je le suis toujours que c’était la seule façon responsable d’agir. Je ne le regrette pas, même si je vois dans nos pays voisins les sondages des dirigeants s’envoler : Angela Merkel caracole à 79 pour cent d’opinions favorables. Mette Frederikson, la Première ministre du Danemark, a gagné 40 points depuis le début de la crise, Sebastian Kurz, parti de 44 pour cent en est à 77 pour cent d’opinions favorables et même Boris Johnson, malgré ses hésitations du début, culmine à 66 pour cent d’opinions favorables. Je suis persuadé qu’un sondage d’opinion fait aujourd’hui au Luxembourg ferait faire au Premier ministre et à la ministre de la Santé des gains substantiels au niveau du soutien populaire. C’est comme ça. Cela ne m’empêche à aucun moment d’estimer que soutenir l’action du Gouvernement lorsqu’une crise éclate était ce qu’il fallait faire à partir du moment où l’action gouvernementale allait grosso modo dans la bonne direction.

Ceux qui braquent les projecteurs

J’aimerais ajouter un commentaire sur le fonctionnement de la presse … ce qui est toujours risqué en tant qu’homme politique. J’entends aujourd’hui des journalistes me dire que l’opposition a été particulièrement discrète au cours des dernières semaines. La remarque est juste. Je me permets toutefois, ici, de retourner le compliment. En effet, quelle a été la situation ? L’opposition a tenté au début de la crise de faire plusieurs propositions alternatives. Les échos qu’on a pu en retrouver tant dans la presse écrite qu’audiovisuelle variaient entre le non-lieu et le fait divers de la page 18. Une grande partie de la presse s’est comportée pendant quelques semaines comme des organes d’information gouvernementaux. Et ce n’est même pas un reproche. En fait, la presse a eu le même réflexe que l’opposition. En temps d’urgence, lorsque des vies sont en jeu, il est responsable d’aider ceux qui ont des décisions à prendre, de relayer l’information en soutenant sur le moment les choix gouvernementaux qu’il s’agit d’expliquer à la population. Je soutiens ce choix. J’ai fait le même. Et tant pis pour le travail d’« opposition ».

D’ailleurs la politique d’information du Gouvernement, extrêmement centralisée et avare de détails, témoigne d’une volonté de contrôle de la communication poussé à l’extrême. Docile et compréhensive au début, la presse aujourd’hui se rebiffe et conteste. Je soutiens également ce choix. Je fais le même.

Le Gouvernement et l’Union Nationale

Le rôle de l’opposition en temps de crise, paradoxalement, est aussi défini par l’attitude du Gouvernement. La Majorité peut décider de s’élargir et de faire, pour ces temps exceptionnels, un Gouvernement de véritable Union Nationale. Comme en Angleterre pendant toute la durée de la Deuxième Guerre mondiale ou encore au Luxembourg pour la reconstruction où Pierre Dupong a mis en place un Gouvernement d’union nationale sans opposition de 1945 à 1947. Aucun pays européen n’a fait, pour l’instant, ce choix. Pedro Sanchez, le Premier ministre espagnol, à la tête d’un Gouvernement minoritaire, avait annoncé vouloir lancer de nouveaux « pactes de Moncloa », invoquant une référence puissante de l’histoire espagnole, à savoir l’union nationale qui s’était faite lors du passage de la dictature à la démocratie. Mais cette union sacrée espagnole s’est montrée introuvable.

D’autres Gouvernements ont choisi d’associer leurs oppositions à la prise de décision des mesures de gestion de crise. Dans le Land de Schleswig Hol-stein, le chef de l’opposition est invité à participer aux réunions du Gouvernement et de partager ainsi, en quelque sorte, la responsabilité des mesures prises. Le Gouvernement a offert cette possibilité et l’opposition a accepté.

Dans d’autres pays nous assistons à une consultation régulière préalable des responsables gouvernementaux avec les différents partis de l’opposition. Pour les impliquer et les co-responsabiliser. Comme au début de la crise en France. Mais la France étant la France, cela n’a pas duré bien longtemps…

Le Gouvernement luxembourgeois a décidé de ne rien faire en ce sens. Cela a été une décision volontaire et consciente. Je me rappelle que lors des discussions préparatoires du vote à la Chambre des députés de « l’état de crise », l’opposition avait rédigé une motion censée préciser les modalités d’organisation de l’information et de la consultation du Parlement. L’opposition avait explicitement demandé une consultation « préalable » en cas de nouvelles mesures prises sous le régime de l’état de crise. Une façon de partager quelque peu la responsabilité et de mettre en place du moins un début de cette « unité nationale » dont le Gouvernement luxembourgeois avait exprimé le souhait. Le refus fut cinglant. Le Premier ministre ne souhaitait en aucun cas s’astreindre à une consultation voire même à une information préalable. Il souhaitait tout de suite trois mois d’état de crise sans aucune contrainte de devoir écouter l’opposition. Pour des raisons d’efficacité et pour ne pas voir freiner son action. Cela s’est passé ainsi, j’en étais le témoin actif et direct. Le Premier ministre a délibérément, consciemment et de façon cinglante remis l’opposition à sa place : dans l’opposition malgré l’exceptionnalité de cette crise. C’était son choix et c’est son droit.

Ce qui a été mis en place à la Chambre des députés par la suite, c’est du pipeau. Le Bureau et la Conférence des présidents de la Chambre des députés sont rameutés une fois par semaine pour être « généreusement » informés – une demi-heure avant la presse – des mesures décidées au préalable par le Gouvernement. J’ai l’impression d’assister à une répétition générale pour la conférence de presse qui va suivre. Avec en prime la possibilité de poser des questions, en général les mêmes que celles qui seront posées par la presse par la suite. Un exercice de fait inutile, si ce n’est pour permettre au Premier ministre et au Gouvernement de pouvoir affirmer être en relation constante avec le Parlement et se targuer de ce fait d’être ouvert et transparent. Et pour le Parlement de flatter son Ego en affirmant d’être régulièrement informé et de façon privilégiée. « L’unité nationale » évoquée de façon quelque peu grandiloquente par le Premier ministre n’existe que dans ses propres paroles. Pour le Premier ministre elle se définit comme un « Je décide et vous votez en toute unité ce que je décide ». C’est ce qu’Emmanuel Macron appellerait de la poudre à Perlimpinpin. D’ailleurs l’opposition n’est pas la seule à avoir le même ressenti. Il n’y a qu’à écouter les syndicats, les communes, les associations et autres organisations qui se plaignent qu’on dispose d’eux sans consultation ni information véritable.

L’opposition se remet en mode opposition

C’est le choix du seul Premier ministre et c’est son droit. Mais comme tout choix en politique, celui-ci également implique des conséquences. Et ici, la conséquence la plus évidente, c’est que l’opposition se remet en mode d’opposition dès la première étape de crise sanitaire urgente passée. Ce qui est déjà le cas aujourd’hui.

L’opposition va passer au peigne fin toutes les mesures économiques proposées, critiquera la mise en place des mesures de déconfinement et s’attaquera – cela ne saurait tarder – à l’analyse des décisions prises sous la responsabilité du seul Gouvernement au cours des dernières semaines. Rien d’anormal en fait et l’opposition ne fera que son travail de contrôle en analysant, critiquant, questionnant et en proposant des alternatives. C’est le jeu démocratique où l’opposition challenge le Gouvernement, le surveille, le pousse et l’incite à faire de son mieux. Problème réglé ! On continue comme avant ! Comme si de rien n’était !

Le Gouvernement traite la situation présente comme s’il s’agissait d’une crise « normale », comme s’il était possible de normaliser la situation après une brève étape de tourmente. Comme si une fois la crise sanitaire sous contrôle, et avec des mesures d’accompagnement économique, nous pourrions dans un proche avenir repasser à l’ordre du jour ordinaire.

Je ne crois pas à ce scénario. J’ai l’impression que le Gouvernement non plus n’y croit pas vraiment, mais je constate que ses choix politiques en matière de gouvernance de la gestion de crise restent dans le sillon d’une gestion traditionnelle avec une légère propension à une concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif et de réduction pour autant que possible du contrôle parlementaire. Pour preuve, la discussion autour d’un éventuel renouvellement de l’état de crise au-delà de trois mois, ce qui me paraît pour le moins contraire à l’esprit de la constitution actuelle. Pour preuve aussi la tentative de remplacer l’état de crise par une loi générale Pandémie, permettant au Gouvernement de décider sans véritable accord parlementaire. Je ne puis m’y résoudre car les décisions qui ont été prises et qui, somme toute, devront encore l’être, ont trait à la suppression temporaire de libertés fondamentales garanties par la Constitution et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Ce n’est pas du léger et cela ne permet pas l’approximatif. Les bonnes intentions ne suffisent pas en la matière et les garanties légales démocratiquement contrôlées ne peuvent être mises au placard. Dans le scénario ainsi choisi et écrit par le Gouvernement, l’opposition veillera à se préserver tous ses droits constitutionnels. Déresponsabilisée des décisions, elle n’a aucune raison ni aucune intention de se laisser dépouiller de ses prérogatives démocratiques.

On n’en est qu’à la deuxième étape

La première étape de la crise – les mesures sanitaires urgentes – et la deuxième – les mesures économiques d’urgence – étaient des étapes plus ou moins consensuelles où les décisions politiques étaient certes humainement difficiles mais somme toute évidentes, car sans véritable alternative. Tout le monde, à peu de chose près, a fait la même chose en Europe. C’était surtout une question de timing, d’équilibre et de dosage ainsi que de communication.

Mais les décisions à venir seront beaucoup moins consensuelles, car les intérêts sont extrêmement divergents. Il y aura les étapes et le timing du déconfinement, les mesures d’accompagnement et les mesures de protection sanitaires qui resteront toujours nécessaires. Et surtout, par la suite et pour les années à venir, il y aura la gestion des conséquences économiques, financières et budgétaires qui seront énormes et, j’en suis persuadé, encore d’une toute autre envergure que les conséquences de la crise financière que nous avons connue il y a une dizaine d’années. Avec des choix économiques, sociaux et sociétaux à faire par les responsables politiques. Des choix qui bouleverseront notre vie, notre pays. Des choix politiques dans le sens noble du mot. Qui nécessitent du courage, de la clairvoyance et également, cela me paraît essentiel, la capacité de penser et d’agir hors des schémas et concepts traditionnels, sans garde-fous. De concevoir sur du papier vierge … exercice périlleux en politique. Un temps qui montrera la différence entre les politiciens, entre les vrais et ceux qui font comme si, entre les courageux et ceux qui se caractérisent surtout par la satisfaction d’être vissé sur leur siège. Cela révélera la vérité des uns et des autres, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose !

En refusant, pour des raisons qui lui sont propres, d’associer de quelque façon que ce soit l’opposition au processus de décision, le Gouvernement a choisi d’aborder cette étape cruciale pour notre avenir en mode de post-crise. La majorité est la majorité, l’opposition est l’opposition. Circulez, il n’y a rien à voir. On continue comme avant. « Ensemble » n’est qu’un slogan sans épaisseur ni réalité aujourd’hui.

Je pense qu’on n’en est qu’au début de la crise. Qu’il est beaucoup trop tôt pour le post-crise. Que des moments difficiles vont être notre lot quotidien. Que le Gouvernement a commis une erreur en repassant rapidement à une gouvernance mettant face à face opposition et majorité. Qu’il faut du courage pour accepter de partager ne serait-ce qu’une toute petite partie de ses prérogatives. Que manifestement ce courage n’était pas au rendez-vous. Vraisemblablement parce que la transparence qui en aurait été le corollaire, aurait mis à nu les hésitations et les faiblesses.

Pour l’opposition, cette solution peut se révéler, non seulement un rôle plus facile à assumer, mais également, à long terme, payante sur le plan électoral. En somme, tout le monde s’y retrouve. Cela ne veut pas pour autant dire que ce soit le bon choix !

Claude Wiseler est député dans le groupe parlementaire du Parti chrétien-social.

Claude Wiseler
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