Taux d'emploi

Cherche salariés désespérément

d'Lëtzebuerger Land vom 05.06.2003

IIs sont fous, ces Européens, dirait Asterix. Le Conseil économique et social (CES) veille un peu plus à la forme : « Les concepts de taux d’emploi et de taux d’activité ne sont pas au Luxembourg des indicateurs très représentatifs de la réalité macroéconomique de l’emploi, » écrivent les partenaires sociaux dans leur avis sur les grandes orientations de politique économique (Gope)1. Le Statec confirme ce jugement : « Aucune (ou seulement une très faible) relation ne semble exister entre la croissance économique et l’évolution de l’emploi autochtone, » écrit l’office statistique dans son dernier Bulletin.2 Les technocrates de Bruxelles semblent donc définitivement avoir raté le coche.  
Les appels pour des politiques visant à augmenter le nombre de personnes en âge de travailler à devenir en effet actif sur le marché du travail ne devraient pas pour autant cesser. Au contraire : après la Commission européenne, on peut déjà prédire sans grand risque que ce sera l’OCDE qui reviendra à charge. Aurait-on dès lors à faire à un dialogue de sourds ? Pas vraiment. C’est plutôt l’horizon d’analyse qui varie.
Comme l’a souligné le CES, les taux d’emploi et d’activité s’appliquent mal au Luxembourg puisqu’il s’agit d’indicateurs purement nationaux. Le taux d’emploi met en relation le nombre de résidents qui ont un emploi avec la population en âge de travailler. Le taux d’activité ajoute à la première variable les chômeurs, c’est-à-dire ceux qui aimeraient bien travailler, mais ne trouvent pas d’emploi. Ces indicateurs ne s’intéressent donc qu’aux résidents. Or, avec 38 pour cent des emplois au Grand-Duché occupés par des frontaliers, il devient évident qu’ils cachent autant qu’ils ne révèlent dans le cas particulier du Luxembourg.
Les employeurs et syndicalistes réunis au CES recommandent dès lors au gouvernement de s’en tenir au taux de chômage comme principal indicateur pour sa politique d’emploi. Cette position n’est cependant pas absolue. Le CES s’oppose surtout à des objectifs chiffrés en matière de taux d’activité, se dit par contre « favorable à agir en direction d’une augmentation tendancielle » de ces indicateurs grâce à des « mesures souples comportant des incitations positives ».
À l’origine de ce débat se trouve la décision, en 2000 au sommet de Lisbonne, d’atteindre dans l’Union européenne à l’horizon 2010 un taux d’emploi global de 70 pour cent. Pour les femmes, ce chiffre devrait atteindre 60 pour cent et pour les travailleurs âgés (55 à 64 ans) 50 pour cent. Au Luxembourg, le taux global est de 63,9 pour cent. Il est de 51,8 pour cent pour les femmes et n’atteint même pas 28 pour cent chez les 55 à 64 ans. Surtout les deux dernières catégories sont bien en dessous des moyennes européennes actuelles.
La raison de la décision de Lisbonne est à chercher du côté de la sécurité sociale. Alors que les générations du baby boom atteignent l’âge de la retraite, les pays de la « vieille Europe » connaîtront un ratio de plus en plus défavorable entre le nombre d’actifs sur le marché du travail et le nombre d’enfants, d’étudiants et de retraités de l’autre. On parle de taux de dépendance. Or, cette évolution risque à terme de faire exploser aussi bien les caisses de maladies que les caisses de pension – dans l’Union européenne et au Luxembourg.
Il y a un autre phénomène qui menace un pays comme le Luxembourg : le manque de main d’œuvre. « Ralentissement de la croissance et dépenses sociales en hausse, si les pays n’encouragent pas les travailleurs âgés à rester dans l’emploi » titrait ainsi l’OCDE un récent communiqué de presse. Une étude spécifique sera prochainement consacrée au Luxembourg.
Jusqu’ici, ces développements ne se trouvent pas au centre des préoccupations. Grâce à la forte croissance économique et aux nombreux nouveaux emplois créés ces derniers quinze ans, ces tendances ne se retrouvent pas encore dans le système de sécurité sociale luxembourgeoise. Au sein des caisses de maladie et de pension, la relation entre jeunes et retraités reste saine grâce aux frontaliers – leurs parents sont assurés chez eux. Si c’est vrai pour l’instant, on sait que structurellement, cela ne peut le rester que si l’emploi continue à croître fortement. Et à l’infini...
Or, y aura-t-il aussi demain dans la Grande Région un bassin de main d’œuvre abondante dans lequel les entreprises luxembourgeoises, si elles continuent à se développer au même rythme, peuvent se servir ? En 1996, une étude a prédit pour la moitié des 150 régions de l’Europe des Quinze un taux de chômage négatif en 2015. Le Luxembourg et la Grande Région seraient également concernés. À coups de départs en retraite plus nombreux que de nouvelles arrivées sur le marché du travail, la machine économique risque de s’enrailler faute de machinistes.
Les discussions sur les taux d’emploi et d’activité ne sont pas pour autant à l’ordre du jour. Surtout à un moment de ralentissement conjoncturel, les mesures de promotion d’entrée sur le marché du travail risquent de provoquer en premier lieu... une augmentation du taux de chômage, puisque plus de personnes se ruent sur un nombre limité d’emplois. Ni les pouvoirs publics ni les syndicats n’y ont intérêt.
Le patronat n’est pas mieux logé. Un salarié dépassant la cinquantaine est souvent considéré comme « vieux ». Le taux d’emploi des 55 à 64 ans progresse certes depuis quelques années. Mais même chez les hommes, il y a juste un tiers de cette classe d’âge à continuer à exercer un travail salarié, en dépit du fait que l’âge légal de la retraite reste fixé à 65 ans. Au moins aujourd’hui, la plupart des pré-retraités ont derrière eux 40 ans d’activité. Avec la prolongation du temps d’étude, avec le temps de moins en moins de personnes de 57 ans pourront le prétendre.
Du côté de l’emploi féminin, il n’y a pas de raisons d’être plus fier. Le taux d’emploi des femmes entre 15 et 64 ans ne dépasse que depuis 2000 les 50 pour cent – tendance cependant toujours ascendante. Le manque de crèches n’est pas innocent dans ce retard. Mais le manque de flexibilité des employeurs quand il s’agit d’accorder des mi-temps et d’autres formules permettant de mieux combiner vie de famille et vie professionnelle y est aussi pour beaucoup.
C’est sous la contrainte du « marché » que les choses bougent le plus. D’abord, dans les années du boom, les employeurs commençaient à faire d’importants efforts, par exemple en contruisant leurs propres crèches, afin de trouver encore du personnel alors qu’il y avait pénurie. Ensuite, dans la phase actuelle du gloom, ce sont des modèles innovatifs de temps partiel et autres qui ont permis ici et là d’éviter des licenciements qu’on pourrait regretter dès la reprise. Bien qu’au premier vent défavorable, même les banques ont découvert la bonne vieille préretraite comme moyen préféré pour limiter les dégats d’un plan social.
Le critère du taux de chômage est à court terme sans doute approprié pour orienter la politique de l’emploi. Il s’agit surtout de trouver une réponse au défi que malgré un nombre de plus en plus élevé de chômeurs, les frontaliers continuent à occuper la plupart des nouveaux emplois. À plus long terme, le danger est cependant celui d’un manque de main d’œuvre.
L’ensemble du système social luxembourgeois, comme la richesse du pays en général, est construit sur une forte croissance sans fin. Pour la maintenir, le taux d’emploi national risque de devenir le moindre des problèmes. Pendant les quinze ans de 1986 et 2001, le revenu national brut (RNB) a progressé de 4,4 pour cent en moyenne annuelle. La progression du taux d’emploi n’explique, selon le CES, que 0,4 pour cent, en fait moins que ce qu’ont coûté la diminution du temps de travail moyen et le vieillissement de la population. Les véritables moteurs de la croissance étaient, d’une part, les gains de productivité du travail (2,4 pour cent) et l’effet levier des frontaliers (2,1 pour cent).
La vision que dans dix ans déjà, les frontaliers pourraient devenir une denrée rare n’est donc guère rassurante. Sauf à s’attendre à des sauts de productivité spectaculaires. L’immigration est bien sûr une possible alternative. Mais elle relancerait de plus belle le débat du « Luxembourg des 700 000 habitants ». Et puis, pour faire venir de la main d’œuvre de plus loin, il faudra avoir quelque chose à offrir : des salaires plus élevés qu’ailleurs. Le Luxembourg a déjà pu faire l’expérience à la fin des années 1990. Le jeu de l’offre et de la demande a clairement joué en faveur des salariés, dans le secteur financier mais aussi dans l’horeca ou encore chez les artisans qualifiés. Les patrons ont dû découvrir ce que c’est que la « main invisible ».
Les dépenses actuelles des caisses de pension se basent sur une croissance annuelle de l’économie luxembourgeoise de quatre pour cent. Les syndicats ont accepté au CES d’évaluer « le degré de soutenabilité » de cette politique sur base de la croissance en 2003 et 2004. Peut-être que d’ici là, les orages conjoncturels auront disparu. La question reste ce qu’il en est des sécheresses structurelles.

1 www.etat.lu/CES

2 Jean Langers : « Aspects socio-démographiques de la croissance économique au Luxembourg », Bulletin du Statec n° 1/2003 (www.statec.lu)

Jean-Lou Siweck
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