Le Luxembourg face à la diplomatie des masques chinoise

Sauver la face

d'Lëtzebuerger Land vom 08.05.2020

Un automne à Pékin Le 26 septembre 1979, le Grand-Duc Jean atterrit à Pékin pour une première visite d’État. Au fil des neuf jours de banquets somptueux et de discours interminables qui suivront, un narratif se met en place. Dès la première soirée, Li Xinnian, qui avait été commissaire politique durant la Longue Marche et qui deviendra président de la République populaire en 1983, s’efforce de trouver des analogies entre l’hôte et l’invité : « Le peuple luxembourgeois est un peuple aux glorieuses traditions de lutte. Il a mené sans défaillance une lutte de longue haleine pour la conquête et la sauvegarde de l’indépendance nationale, contre l’annexion et l’agression étrangères. » Le Grand-Duc Jean évoque à son tour la « période malheureuse, pleine d’interventions étrangères » traversée par la Chine et terminée « sous la direction des artisans de la Chine moderne, inspirés et guidés par le grand Mao-Tsé-Toung ». Le Luxembourg et la Chine, deux combattants contre l’impérialisme regardant vers un avenir radieux.

Son Altesse royale, voyageur de commerce, tentait de vendre son petit pays qui « ne peut prétendre jouer un rôle significatif sur la scène mondiale », mais dont l’industrie sidérurgique serait disposée à « participer à l’œuvre de construction de la Chine moderne ». En 1979, ce fut l’Arbed qui définit les étapes de la visite officielle et qui installera un de ses ingénieurs au poste d’ambassadeur à Pékin. Les intérêts de la place financière ont entretemps pris le relais, mais le narratif reste quasi-inchangé : le Luxembourg se présente comme un « partenaire » sans ambitions géopolitiques : petit, donc inoffensif ; stable, donc sûr ; opportuniste, donc prévisible.

Charité chinoise Début avril 2020, la Chambre de commerce publie une liste des « nombreux actes de charité » dont ont fait preuve les firmes chinoises envers les Luxembourgeois – un inventaire concocté « sans arrière-pensées » pour souligner la « collaboration en temps difficiles », explique son directeur Carlo Thelen. On y retrouve quatre banques chinoises, l’opérateur télécom Huawei, qui tente actuellement de décrocher des contrats dans la 5G, ainsi que l’actionnaire de la Bil, Legend Holdings. Selon le ministère des Affaires Étrangères, certaines firmes auraient remis leurs dons « de manière symbolique dans le cadre d’une cérémonie […] à l’ambassade à Beijing ou au consulat général à Shanghai pour promouvoir leur bonne coopération avec le Luxembourg. »

Des autorités locales, comme la municipalité de Shanghai ou celle de Nanjing, destination de la prochaine mission de prospection que la Chambre de commerce avait prévue pour novembre 2020, ont également expédié du matériel de protection vers le Luxembourg. Mais c’est la Province du Henan qui s’est montrée la plus généreuse en livrant un demi-million de masques, 600 thermomètres sans contact et des hectolitres de gel hydro-alcoolique. La Province du Sichuan est la dernière venue dans cette parade des donateurs, le gouvernement luxembourgeois ayant mené des négociations avec les autorités locales pour établir une ligne ferroviaire reliant Bettembourg à Chengdu.

D’après le ministère des Affaires Étrangères, l’ambassade luxembourgeoise à Pékin suivrait de près comment ces dons sont communiqués sur les réseaux sociaux et dans les journaux chinois : « Il ressort de cet exercice de monitoring que les articles publiés à ce stade se caractérisent par leur ton factuel, détaillant le matériel de protection donné (et parfois, sa valeur) tout en précisant le lien du donateur avec le Luxembourg ». Cette analyse apparaît un peu courte. Car l’aide humanitaire livre également de la munition à la propagande du régime qui peut se présenter comme seul capable de protéger ses citoyens ; au point de devoir assister les riches Européens (voire les ultra-riches Luxembourgeois), trop préoccupés par les libertés individuelles pour préserver le bien commun.

Strings attached Les États-Unis et la Chine sont engagés dans une bataille à qui réussira à imposer son récit sur la pandémie. Face aux déclarations de Donald Trump qui parle d’un « virus chinois » échappé du laboratoire de virologie de Wuhan, la République populaire a lancé sa propre « infodémie », relayée par une nouvelle génération d’ambassadeurs farouchement nationalistes qui n’ont pas hésité à critiquer leurs pays-hôtes européens. Dans un rapport officiel, le Service européen pour l’action extérieure évoque « un effort coordonné de sources officielles chinoises pour détourner tout blâme pour le déclenchement de la pandémie ».

Dès la mi-avril, le New York Times notait : « Often, Chinese officials tell counterparts abroad that they must publicly thank China in return for the shipments. » « Le gouvernement luxembourgeois n’a pas été confronté à de telles demandes », répond le ministère des Affaires Étrangères à la question du Land. Fin mars, l’agence de presse officielle Xinhua avait cité le ministre Jean Asselborn (LSAP), qui, au cours d’un entretien téléphonique avec son homologue chinois Wang Yi, avait sobrement « remercié Beijing d’avoir fourni du matériel médical et son expérience dans la lutte contre le Covid-19 […] en espérant pouvoir continuer à recevoir le soutien de la Chine dans l’approvisionnement et le transport d’équipements. » Wang Yi retournait le compliment, exprimant sa » gratitude » pour l’aide luxembourgeoise.

Le gouvernement luxembourgeois ne s’est pas épanché en remerciements publics vis-à-vis de Pékin. C’est que les dons en masques – offerts non pas par le gouvernement central mais par des autorités locales – ne représentent in fine qu’une petite fraction de l’ensemble des commandes (35 millions de masques devraient ainsi être distribués à partir de la fin mai). Leur prix politique reste donc limité. Le ministre de la Mobilité et des Travaux publics, François Bausch (Déi Gréng) est catégorique : il ne peut se remémorer d’aucune occasion lors desquelles ses interlocuteurs chinois auraient tenté d’exercer une pression. « Le problème, ce n’est pas la Chine, c’est nous-mêmes : on a été assez stupides pour tout délocaliser en Chine », rappelle-t-il à propos de l’approvisionnement en masques et en médicaments.

En mars 2020, le gouvernement luxembourgeois s’était, lui aussi, essayé en diplomatie sanitaire, remplissant un Boeing Cargolux de matériau Tyvek, produit par Dupont de Nemours à Contern, et l’envoyant direction Chine où les cinq tonnes étaient transformées en 30 000 vêtements de protection. Les représentations du Luxembourg en Chine avaient profité de l’occasion pour publier un message sur WeChat, le réseau social le plus utilisé en Chine, et la contribution luxembourgeoise finira sur la liste de pays donateurs publiée sur le site Internet du People’s Daily, l’organe de presse du Comité central du Parti communiste chinois.

Competition State Si le Luxembourg a provisoirement gagné la bataille de l’approvisionnement, c’est grâce à l’argent, à Cargolux et à la petite échelle du pays donc au volume relativement réduit de commandes à placer. En cette période de repli national et du chacun pour soi, certaines caractéristiques du modèle luxembourgeois auront fait la différence : les « chemins administratifs courts », les participations de l’État dans quasiment toutes les banques à guichet et grandes entreprises nationales, ainsi qu’une tendance quasi-innée au pragmatisme voire à l’opportunisme. Très tôt, le ministère de la Santé avait ainsi intégré dans sa cellule logistique des natifs chinois, une fiscaliste de PWC et un entraîneur de tennis de table travaillant sans arrêt à dénicher du matériel sur un marché chaotique. En parallèle, les Hôpitaux Robert Schuman avaient lancé une collaboration avec une demi-douzaine de volontaires d’Amazon et pouvaient donc recourir au gigantesque back office du monopoliste américain.

Le deal signé en 2014 par François Bausch avec Henan Civil Aviation Development & Investment Co. (HNCA), après une longue période d’hésitation de son prédécesseur Claude Wiseler (CSV), a permis au Henan, une province agricole située dans l’hinterland chinois, loin des riches régions côtières, de s’appuyer sur le savoir-faire de Cargolux pour développer son secteur logistique. En temps de pandémie, la stratégie du « dual-hub » Zhengzhou-Findel prend la forme d’un pont aérien humanitaire. (La presse chinoise a surnommé cette ligne aérienne opérée par Cargolux « nouvelle route de la Soie aérienne ».) Le Grand-Duché s’est muté en une des principales plateformes pour le dispatching de matériel médical en Europe, livrant, selon les termes de François Bausch, « l’occasion d’entretenir de bonnes relations avec les pays européens » (d’Land du 1er mai). Si la pandémie a fait ressortir l’ingéniosité et la débrouillardise du Luxembourg, elle en a également exposé les vulnérabilités géostratégiques : la fermeture des frontières allemandes et la hantise d’une réquisition des infirmières lorraines ont rappelé qu’en-dehors du cadre européen, la souveraineté nationale – pensé jusque-là surtout en termes de niches fiscales et réglementaires – n’était qu’une illusion.

T for Taboo Alors que le gouvernement prend soin de ne pas offusquer Pékin, la députée Viviane Reding (CSV) profite d’une question parlementaire pour faire l’éloge de Taiwan. L’île avait découvert le potentiel de la diplomatie sanitaire dès l’épidémie du Sras et, avec seulement six morts du Covid-19, elle est décidée à monnayer en capital politique ses succès épidémiologiques. L’ex-commissaire européenne Reding, par ailleurs présidente honoraire du « Groupe d’amitié Parlement européen-Taiwan », veut savoir comment le Luxembourg a réagi à l’offre taïwanaise d’envoyer gratuitement 5,6 millions de masques à destination de neuf États membres de l’UE, dont le Luxembourg.

La question est hautement embarrassante pour son destinataire Jean Asselborn (LSAP). Si celui-ci ne s’est jamais intéressé de près à la Chine, il n’est pas sans savoir que Taiwan est, avec Tibet et Tiananmen, un des trois « t » qu’il vaut mieux passer sous silence si on veut éviter la colère de Pékin. « Ils nous envoient de l’aide et on garde cela aussi discret que possible, afin que personne ne s’en aperçoive…T’ass nët fair », se désole Reding. Elle est pourtant consciente des impératifs de la Realpolitik : « Le Luxembourg a besoin de la Chine, et la Chine n’aime pas Taiwan, voilà pourquoi nous nous retenons ». La « République de Chine » (le nom officiel de Taiwan) se retrouve en quarantaine diplomatique depuis les années 1970. Ce qui n’empêche pas le Luxembourg d’entretenir des relations commerciales : Cargolux assure ainsi une liaison aérienne avec Taipei, où le gouvernement luxembourgeois a établi un de ses « trade and investment offices », dirigé par Tania Berchem. (Que celle-ci ne soit pas issue du corps diplomatique est un geste d’apaisement en direction de la Chine continentale.)

Au Luxembourg, la cause taïwanaise a traditionnellement été un point de ralliement pour la droite anti-communiste. Dans la dernière liste des membres de l’Association Luxembourg-Taiwan, publiée en 2010 au Registre du commerce, on retrouve, à côté de Viviane Reding, une bonne partie de la notabilité chrétienne-sociale, dont Jean et Marc Spautz, Claude Wiseler et les deux anciens directeurs du Wort André Heiderscheid (mort en 2018) et Léon Zeches. L’avocat d’affaires et député Laurent Mosar (CSV), dont le père avait été le dernier consul honoraire de Taiwan, a préféré prendre ses distances. En juillet 2011, après son élection à la présidence de la Chambre, il démissionne de l’association : « J’avais un rôle neutre et objectif à assumer ». Quatre ans plus tard, il entre au CA de la Bank of China Luxembourg. Selon sa déclaration des intérêts financiers, ce siège lui rapporterait entre 50 000 et 100 000 euros par an.

Madame Zhou Il y a un mois, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) prenait un malin plaisir à annoncer au député Mosar, qui dit l’avoir ignoré, que la Bank of China venait de rejoindre le programme de la garantie d’État, censée maintenir à flot les entreprises luxembourgeoises. L’annonce a beaucoup surpris, car la banque chinoise figure aux côtés des grandes banques de guichet luxembourgeoises. Même si elle participe à quelques prêts syndiqués réservés aux grandes entreprises et s’est lancée dans le marché des crédits immobiliers, faisant placarder des publicités à l’arrière des bus, la Bank of China ne s’était jusqu’ici que peu intéressée au marché luxembourgeois. Étant donné son poids relativement faible dans le crédit local, elle ne pourra donc prétendre qu’à une mince tranche du gâteau des 2,5 milliards d’euros des prêts garantis par le Trésor. S’agit-il d’un simple coup de com’ ? Ou la banque, qui dispose d’une énorme puissance de feu, compte-t-elle profiter de l’occasion pour élargir son influence sur des secteurs stratégiques de l’économie ? (Contactée, Bank of China n’a pas souhaité commenter.)

Officieusement, Lihong Zhou, la directrice de Bank of China Luxembourg, apparaît comme une « seconde ambassadrice » de la Chine au Grand-Duché. « Madame Zhou » (prononcé « Joe »), qui dispose de bonnes entrées dans les sphères politiques de Pékin, vit au Luxembourg depuis 2005, donc bien plus longtemps qu’initialement prévu, ce qui lui aura permis de s’insérer dans les écosystèmes financiers et politiques locaux. En 1979, la Bank of China Luxembourg fut la première banque chinoise à s’implanter en dehors de l’empire du Milieu, et elle garde le lead sur les six autres banques, toutes contrôlées par l’État chinois.

Le Luxembourg risque de se retrouver dans une situation incommode, coincé entre les pressions chinoises et américaines. Or, économiquement et financièrement (sans parler du domaine militaire), le pays dépend bien plus du capital américain que chinois : les États-Unis sont les premiers initiateurs dans l’industrie des fonds, clef de voûte de la place, tandis que Goodyear et Dupont de Nemours cumulent plus de 4 500 salariés. En cas d’une exacerbation des tensions entre Xi Jinping et Donald Trump, le Luxembourg devra faire un sacré numéro de funambule.

Bernard Thomas
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