Une autre fiscalité sur les salaires envisagée pour l’après-crise 

Remise à plat

d'Lëtzebuerger Land vom 08.05.2020

La crise sanitaire aura révélé crûment la dépendance des pays les plus anciennement développés, singulièrement en Europe, vis-à-vis des pays dits émergents, comme la Chine ou l’Inde, dans des domaines cruciaux comme les médicaments et le matériel médical. Même des produits aussi banals que des masques ou du gel hydro-alcoolique font désormais figure de biens hautement stratégiques dont il convient de rapatrier dès que possible la production pour faire face à une éventuelle nouvelle pandémie. La période est propice à la relance des réflexions et travaux sur le thème de la relocalisation industrielle. Le coût du travail est au centre du débat. Rien d’étonnant à cela. Dès les années 80, le grand mouvement de délocalisation qui avait frappé l’industrie américaine et européenne, mais aussi plus récemment les services, avait été principalement motivé par la recherche d’une main d’œuvre meilleur marché à l’autre bout du monde. Il faut dire qu’il y a trente ans, la part du travail dans la valeur ajoutée était en moyenne de 66 pour cent dans les pays de l’OCDE.

Mais si le coût du travail est plus élevé sous nos latitudes ce n’est pas seulement à cause du niveau des salaires bruts : s’y ajoutent, pour contribuer au financement des systèmes de protection sociale, des prélèvements élevés sur les salaires, à la charge des employeurs. L’étude annuelle de l’OCDE intitulée « Les impôts sur les salaires 2020 » publiée fin avril montre que chez les 36 membres de l’organisation, les cotisations sociales patronales représentent en moyenne seize pour cent du salaire brut. Cela paraît peu, mais d’importantes disparités apparaissent d’un pays à l’autre. Elles sont très modestes, à moins de dix pour cent, en Australie (six pour cent), en Suisse (6,3 pour cent), en Islande (6,6 pour cent) et aux États-Unis (8,2 pour cent). Elles restent raisonnables, entre dix et quinze pour cent, au Canada (10,5), en Irlande et au Royaume-Uni (11), aux Pays-Bas (12) et au Luxembourg (13,8). En revanche, elles atteignent des niveaux dissuasifs (plus de trente pour cent), en Suède, en Tchéquie, en Italie, en Espagne et surtout en France (36,3 pour cent). La Belgique et l’Autriche connaissent aussi des cotisations lourdes tandis que l’Allemagne se situe à un niveau intermédiaire (19,8 pour cent).

Dans les pays les plus « chargés », une stratégie d’encouragement aux relocalisations industrielles et de services ne pourra pas éviter une remise à plat de la politique d’imposition des entreprises, notamment au travers des prélèvements obligatoires sur les rémunérations versées à leurs salariés. Mais l’étude de l’OCDE pointe un autre problème, particulièrement aigu au moment où, dans le monde entier, on espère que la consommation des ménages permettra de relancer la machine économique. Il s’agit des sommes payées par les salariés sous forme de cotisations sociales obligatoires et d’impôt sur le revenu. Dans la plupart des pays membres, elles obèrent sévèrement leur rémunération brute. En prenant comme base le cas d’un célibataire sans enfant gagnant le salaire moyen du pays considéré, seule la Suisse tire son épingle du jeu avec un pourcentage de 17,4 pour cent. Des pays comme le Canada, les États-Unis et le Japon, et en Europe le Royaume-Uni ou l’Espagne affichent des taux compris entre vingt et 25 pour cent, tandis qu’en Irlande, en France, aux Pays-Bas et au Luxembourg on est plus proche de trente pour cent. Ce niveau est dépassé en Finlande et en Italie et frôle même les quarante pour cent en Allemagne et en Belgique.

Dans ces prélèvements, la répartition entre l’impôt sur le revenu et les cotisations sociales varie fortement. Sauf en Allemagne où les parts sont quasiment égales et au Japon où les cotisations sociales dominent nettement, c’est partout l’impôt sur le revenu qui représente la ponction la plus importante, de 56 pour cent du total aux Pays-Bas jusqu’à 70 pour cent en Espagne et en Italie. La France, le Luxembourg et le Royaume-Uni sont à égalité autour de 59 pour cent. À noter que dans trois pays, la France, l’Espagne et l’Italie, l’État et les organismes sociaux ponctionnent davantage les entreprises que les salariés. En revanche, au Luxembourg, le prélèvement global, appelé « coin fiscal », pèse pour plus des deux tiers sur ces derniers. Le niveau des prélèvements devient tel dans certains pays que l’OCDE consacre un chapitre entier de son document aux « stratégies de contournement » mises en place par certaines entreprises pour réduire des charges patronales jugées confiscatoires. La plus connue est celle qui consiste à transformer les salariés en fournisseurs, avec un statut d’indépendant. Pour prix de leur précarisation on leur fait miroiter que les honoraires qui leur seront versés seront supérieurs à leurs salaires bruts puisque le « donneur d’ordre » économise les charges patronales. Le manque à gagner des organismes sociaux est considérable et ils surveillent ces pratiques comme le lait sur le feu, requalifiant les contrats en salaires dès qu’une relation de subordination peut être établie.

Soutenir la consommation par la hausse des salaires est un objectif légitime pour l’après-crise. Elle correspond d’ailleurs à une revendication forte depuis déjà plusieurs années. Mais de quel salaire parle-t-on ? Les syndicats patronaux s’opposent à toute augmentation du salaire brut qui pour leurs adhérents serait synonyme de coût du travail plus élevé si les cotisations des entreprises ne diminuent pas. Cela irait aussi à l’encontre de la stratégie de relocalisation souhaitée.

Pour accroître le salaire net il faudrait, sans toucher au brut, pouvoir diminuer les cotisations sociales à la charge des salariés et/ou abaisser l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Une politique déjà menée ici ou là mais qui se heurte à une difficulté majeure. Compte tenu de l’état des finances publiques dans de nombreuses régions du globe, avec un creusement des déficits et une explosion de l’endettement, la marge de manœuvre fiscale est souvent inexistante. Il faut déshabiller Pierre pour habiller Paul, ce qui signifie que les sommes qui ne seront pas prélevées sur les salaires, en cotisations ou en impôts, devront l’être d’une autre manière. Certains pays ont toujours la ressource d’augmenter des cotisations patronales encore faibles. Mais de façon générale une taxation supplémentaire des entreprises reste peu probable, sauf dans le cas particulier des multinationales et notamment des Gafa.

Il faudrait alors revenir vers les ménages, mais comment ? Les impôts sur la consommation, réputés indolores, pourraient s’accroître. Les taux de TVA (là où elle existe) restent très variables et recèlent un potentiel de hausse dans de nombreux pays. Ainsi dans l’UE, le taux standard pourrait augmenter là où il est inférieur ou égal à vingt pour cent, comme en Allemagne, au Luxembourg ou en France, un pays où certains rêvent à haute voix du retour du taux majoré de 33,33 pour cent qui de 1970 à 1982 a frappé des produits dits « de luxe » parmi lesquels … les automobiles. Disparu en 1992, il a failli réapparaître sous la présidence Hollande, dont le principal conseiller puis ministre des finances se nommait Emmanuel Macron.

L’autre voie possible serait une imposition plus forte de la détention et la transmission des patrimoines. Trois économistes, Camille Landais, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, disciples de Thomas Piketty, dignes représentants de « l’école fiscaliste française » mais jouissant d’une audience internationale, proposent d’instaurer une taxe progressive et temporaire sur les Européens les plus riches. Elle serait de un pour cent pour les patrimoines compris entre deux et huit millions d’euros (les plus nombreux) et de deux pour cent au-delà, jusqu’à un patrimoine d’un milliard où elle passerait à trois pour cent (pour 330 contribuables). Selon Camille Landais, cette taxe « permettrait de lever chaque année un montant équivalent à 1,05 pour cent du PIB de l’Union, ce qui permettrait d’éponger en une dizaine d’années les dettes supplémentaires liées au coronavirus ». Elle aurait aussi une vertu sociale car, pour lui, « les plus touchés par le confinement sont les plus vulnérables quand les plus aisés peuvent facilement amortir le choc. Cet impôt serait une preuve concrète que l’Europe protège tout le monde ». Il n’existe actuellement aucune base juridique pour instaurer un ISF européen mais cela pourrait donner des idées à certains pays où un tel impôt n’existe pas ou qui l’ont supprimé ou modifié.

Le coin fiscal

La différence entre le coût de la main d’œuvre pour un employeur et la rémunération nette d’un salarié s’appelle le « coin fiscal ». En prenant comme référence un célibataire sans enfants gagnant le salaire moyen de son pays, il est de 36 pour cent en moyenne dans l’OCDE, c’est-à-dire que le salarié coûte cent à son employeur mais ne perçoit que 64. Il est supérieur à 45 pour cent dans six pays : Allemagne, Autriche, Belgique (record de l’OCDE avec 52,2 pour cent), France, Hongrie et Italie. En revanche il est proche de vingt pour cent en Suisse, au Mexique et en Nouvelle-Zélande. Le Luxembourg affiche un coin fiscal de 38,4 pour cent, un niveau comparable à celui de l’Espagne et des Pays-Bas. L’OCDE note qu’en moyenne le coin fiscal est stable sur un an, mais il a en fait augmenté dans 19 pays et diminué dans 17 autres, toujours avec une faible amplitude. Pour un couple avec deux enfants, mais un seul salaire, le coin fiscal tombe à 26,4 pour cent dans l’OCDE soit environ dix points de moins que pour un célibataire. Mais la différence est supérieure à vingt points au Luxembourg (17,3 pour cent contre 38,4) et comprise entre quinze et vingt points en Allemagne, en Belgique, en Irlande et au Canada par exemple. Ce sont donc des pays où la « redistribution horizontale », qui consiste à revenu égal à favoriser les ménages ayant des charges de famille, est forte, tandis qu’elle est très faible en Espagne, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas (cinq points de différence seulement).

Georges Canto
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