L’University and College Union estime que la crise pourrait faire perdre 2,5 milliards de livres sterling aux universités britanniques, menant à la suppression de 30 000 emplois à l’échelle nationale

Oxford à l’ère du coronavirus

Le Bridge of Sighs au Hertford College
Foto: Leyla Mignon
d'Lëtzebuerger Land vom 08.05.2020

C’est au début du mois de mars que tout a changé. De toute évidence, le fait que ce fût lundi matin et que nous travaillions sur un texte particulièrement ardu de la romancière et essayiste Sema Kaygusuz dans mon cours de traduction n’expliquait pas les visages crispés de certains étudiants. C’était avec inquiétude qu’ils scrutaient –moi aussi d’ailleurs – une de leurs camarades qui n’avait pas trop bonne mine et était prise d’une quinte de toux. Il est vrai qu’assis à six autour d’une table longue d’à peine deux mètres dans mon petit bureau surchauffé à l’Oriental Institute, il leur était difficile d’éviter ces désormais fameuses gouttelettes invisibles projetées par leur pair enrhumé. Sans nul doute, l’étudiante en question aurait mieux fait de rester chez elle, mais les messages très ambigus émergeant de 10 Downing Street semblaient lui donner raison. Le 3 mars, Boris Johnson avait déclaré : « Je serre des mains continuellement. J’étais à l’hôpital l’autre nuit, là où il y avait, je crois, quelques patients atteints du coronavirus. Vous serez ravis d’apprendre que j’ai serré la main de tout le monde. Je continuerai à le faire. [...] Nous avons déjà un NHS [National Health Service] fantastique, des systèmes pour tester fantastiques et une surveillance fantastique de la propagation de la maladie. Je tiens à souligner que la grande majorité des habitants de ce pays doivent vaquer à leurs occupations comme d’habitude. » « Business as usual » donc.

Dans le contexte très particulier de l’université d’Oxford où l’année académique est organisée en trois périodes de cours de huit semaines extrêmement intensives, les étudiants hésitent à se faire porter pâle, de peur de ne pas pouvoir rattraper leur retard. « Business as usual » signifie donc aussi que ce n’est pas une légère toux, un gros mal de tête ou une poussée de fièvre qui empêchera la plupart des étudiants de venir en classe. En général, ce n’est pas trop grave. Toutefois en ce lundi, certains étudiants hésitaient à faire passer les polycopiés à leur voisin. Cela indiquait bien que le monde n’était plus tout à fait comme avant, en tout cas pour ceux, nombreux dans notre faculté, qui ne se contentaient pas de suivre les étranges élucubrations venant des cercles gouvernementaux britanniques.

Au même moment, sur le continent, la plupart des pays commençaient à annoncer des mesures draconiennes pour tenter de contenir le coronavirus. Le gouvernement britannique, par contre, semblait avoir adopté la stratégie controversée de l’immunité collective. Selon certains experts, elle pouvait fonctionner à partir du moment où soixante pour cent de la population de l’île étaient contaminés par le virus. Certes, cela viendrait à un prix et Johnson annonçait le 12 mars, alors que le Royaume-Uni venait d’enregistrer les premiers décès causés par la maladie, « qu’encore beaucoup plus de familles allaient perdre des êtres chers ». Lors de la même conférence de presse, le Premier ministre expliquait : « Nous avons un plan clair sur lequel nous travaillons actuellement. Nous ne fermerons pas, je le répète, nous ne fermerons pas les écoles pour le moment. L’avis scientifique est que cela pourrait faire plus de mal que de bien à l’heure actuelle. Les écoles ne devraient fermer que s’il leur est expressément conseillé de le faire. »

À l’université d’Oxford, où officiellement six étudiants avaient contracté la maladie, le Hilary Term touchait à son terme le 13 mars. En net décalage avec le gouvernement, l’université prenait des décisions drastiques en annulant la plupart des examens devant avoir lieu en mars et en avril. Les étudiants britanniques des B.A. étaient priés de quitter les chambres dans leurs collèges et de rentrer, si possible, chez eux. Les étudiants internationaux pouvaient encore rester. Il faut noter que, même en temps normaux, les étudiants doivent quitter et même vider leurs logements entre deux périodes de cours. Une exception est faite pour les étudiants de dernière année qui préparent leurs examens finaux. Donc, la décision de demander aux finalistes de partir était indicatif de la gravité de la situation. Cependant, les étudiants de troisième cycle pouvaient encore rester et faire usage des bibliothèques.

Comme la menace des fermetures de frontières planait, beaucoup de ces étudiants prirent quand même la décision de rentrer chez eux, laissant souvent leurs livres, notes et bien d’autres choses encore dans leurs chambres, puisqu’ils comptaient revenir quelques semaines plus tard. Moi-même, après mon dernier cours de la semaine, j’avais souhaité un bon retour à mes étudiants et exprimé mon espoir de les revoir bientôt dans un climat plus clément. D’autres universités britanniques encourageaient également les étudiants à retourner chez eux, bien que le semestre ne fût pas encore terminé. Certaines de ces institutions comme l’University College London, où étudie ma fille aînée, annonçaient déjà le passage à l’enseignement à distance par visioconférence. Alors que les étudiants quittaient leurs collèges à Oxford et les campus de leurs universités, ce n’était vraiment plus « business as usual », même si les enfants continuaient à aller à l’école et les lycéens à faire ce que les lycéens du monde entier font loin du regard de leurs parents.

En mon for intérieur, je devais avoir été conscient que je ne reverrai pas mes étudiants fin avril, puisque je passais le dernier dimanche du Hilary Term à scanner mes notes de cours à l’institut, histoire de les avoir avec moi où que j’aille. Passant par mon autre bureau au Middle East Centre, je récupérais certains livres dont je pensais avoir besoin pour préparer mes cours et terminer l’un ou l’autre articles promis il y a belle lurette. Le lendemain, 16 mars, le Premier ministre annonçait de nouvelles mesures concernant la distanciation sociale et la fermeture des lieux de travail. L’université d’Oxford emboîtait le pas et fermait ses portes, y compris celles de ses bibliothèques et musées. Les collèges et les résidences étudiantes, où séjournaient tout de même encore de nombreux étudiants, se transformaient en camps retranchés. Près de 100 étudiants resteraient confinés dans mon collège, St Antony’s.

Les semaines qui suivirent allaient être marquées par des efforts frénétiques pour mettre en place des cours par visioconférence, développer des examens pouvant être faits en ligne et assurer la disponibilité de versions numériques des livres et articles nécessaires pour les révisions et les cours. Ce dernier point étant d’ailleurs particulièrement problématique pour tous ceux qui comme moi travaillent dans des domaines où le papier continue à primer sur le numérique. En parallèle avec ces développements, les échanges de courriels avec les étudiants cherchant à comprendre la tournure que prendrait leur cursus académique et la forme de leurs examens jouaient un rôle important. D’autant plus que les étudiants étaient souvent informés avant nous des mesures prises par l’université.

Mais comment ne pas ressentir un pincement de cœur pour ces étudiants, surtout les freshers, les étudiants de première année, qui partout en Angleterre avaient eu une année plutôt houleuse ? À la suite d’un mouvement de grève pour les « quatre luttes », une série de revendications allant du refus de la précarisation de l’emploi au rejet de l’inégalité des traitements entre hommes et femmes, de nombreux cours avaient été annulés en automne et en hiver. Pour les étudiants, il n’y eut jamais de retour à la normale, puisqu’ils durent quitter les enceintes universitaires alors que s’achevait le mouvement social. Dans ce contexte-là, la crise sanitaire présente désormais de nouvelles menaces. Le 23 avril, notre syndicat, l’University and College Union publiait un rapport expliquant que la crise pourrait faire perdre 2,5 milliards de livres sterling aux universités. Cela est dû, en grande partie, au report ou à l’annulation de leurs inscriptions par les étudiants qui ne sont pas citoyens de l’Union européenne. Ces derniers payent des frais de scolarité exorbitants, comme le devront d’ailleurs aussi dans un futur proche les citoyens de l’Union. En attendant, cette perte de revenu pourrait mener, selon le syndicat, à la suppression de 30 000 emplois à l’échelle nationale.

Pourtant, c’est justement une étudiante chinoise, prête à payer plus de 22 000 livres par an pour faire un doctorat à la faculté des études orientales de l’Université d’Oxford, qui se manifesta auprès de moi par courriel. Choquée par la gestion rocambolesque de la crise sanitaire par les autorités britanniques et se faisant du souci pour ma santé, elle proposait de m’envoyer des masques buccaux et du gel sanitaire de Beijing. À l’ère du « China-bashing », ce genre de gestes et la gentillesse dont ils témoignent méritent qu’on les mentionne.

Six semaines et 21 092 morts après que Johnson eût annoncé que ce n’est pas le coronavirus qui l’empêcherait de serrer la main de tout le monde, les cours reprenaient à Oxford le 27 avril. Je donnais mon premier cours de traduction par visioconférence à un groupe de six étudiants. Au contraire de collègues qui avaient dû établir des horaires de cours permettant à des étudiants dispersés aux quatre coins de la planète de participer, je n’avais pas eu à résoudre de délicats problèmes de fuseaux horaires. Tout se passa bien et pourtant… Même si c’était une même passion pour les langues qui nous réunissait, c’est surtout une même tristesse que nous avons partagée pendant les deux heures de cours.

Au soir, lors du dîner, ce fut au tour de ma fille de quatorze ans d’avoir un coup de blues. « Tu penses que notre voyage scolaire en Espagne pourra avoir lieu en octobre ? », me demanda-t-elle. Je lui répondis que je ne le croyais pas : « Ce genre de voyage ne seront possibles que lorsque nous aurons un vaccin. Peut-être que vous irez au printemps de l’année prochaine. » Elle fit une grimace : « Alors notre classe n’ira jamais. Nos cartes européennes d’assurance maladie ne seront plus valables. T’as oublié le Brexit, ou quoi? » Ah oui, le Brexit. On avait vraiment fini par l’oublier celui-là. Encore une de ces bonnes idées de Boris Johnson. Un peu comme l’immunité de groupe.

Laurent Mignon
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