Le logement après l’industrie : la friche de Wiltz

Renaturation

Presque tous les bâtiments industriels ont été rasés
Photo: Trash Picture Company
d'Lëtzebuerger Land du 16.08.2019

Ils n’ont pas gardé la « Russebud », la maison ayant abrité les quelque 150 travailleurs russes et biélorusses qui avaient fui la Révolution communiste et trouvé un emploi à la tannerie Ideal à Wiltz dans les années 1920 et 1930. Ideal occupa jusqu’à un millier d’ouvriers et produisit, dans cette usine idéalement située entre la voie ferrée et le ruisseau Wiltz, de 1912 à 1961. La société importa des peaux d’animaux de loin, très loin jusque d’Afrique du Sud, les traita avec force chimie sur place, puis exporta les produits finis dans le monde entier. « Courroies de transmission, tabliers pour forgerons, peausseries les plus diverses » vantent les publicité à l’époque. C’est ici que fut déclenchée la grève générale de 1942 contre l’enrôlement forcé. Une plaque commémorative fixée au portail d’entrée du site le rappelle.

La plaque sera gardée, avec le portail d’entrée, le bâtiment administratif et la cheminée en briques rouges. Mais sur le site, il n’y a plus d’autre trace du passé industriel glorieux de la friche de Wiltz, ni de sa colonie russe avec son chœur, ses fêtes et traditions que montrent quelques photos jaunies sur industrie.lu. À Ideal a suivi Eurofloor, fusionnant pour devenir Tarkett/Sommer. Pendant trente ans, elle a produit des revêtements de sol ici, avant de fermer en 1996/97 pour concentrer sa production à Lentzweiler près de Clervaux. Eurofloor avait acheté tout le site pour un franc symbolique ; elle le vendra en 2011 pour un euro symbolique à l’État luxembourgeois, qui aura à charge son assainissement.

Durant vingt ans, les conseils communaux et gouvernements successifs ont développé des idées pour l’avenir de cette énorme friche industrielle : 26 hectares entre Ober- et Niederwiltz, qui traversent la ville touristique comme une balafre. Les bâtiments industriels avaient ce charme d’un passé d’activité économique qui est transformé ailleurs – par exemple pour les brasseries au Grund et à Clausen, pour la sidérurgie à Belval, ou, à l’avenir, à Schifflange et aux Terres Rouges – en critère de distinction d’une nouvelle urbanisation. Si on parlait d’installation de PME dans les bâtiments existants au début, l’approche a changé depuis. Aucun des immeubles n’a été classé, ni en tant que monument national, ni inscrit sur l’inventaire supplémentaire. Aujourd’hui, presque tout est rasé et cette cheminée caractéristique ressemble désormais à un phare. L’ambiance sur place est sereine, le calme total y règne, amplifié encore par le chant de l’eau dans la petite écluse. Des habitants promènent leur chien le long du site, quelques touristes ont garé leur camping-car à côté et parfois une camionnette de l’administration communale dépose des objets dans les hangars de la commune. Les stocks de revêtements plastiques produits par IVC juste à côté sont stockés sous le tunnel de passage entre les deux propriétés. En cinq ans, le terrain Ideal/Tarkett a été impeccablement déblayé. Quelques plantes ont pris racine entre les carrelages et les bouts des murets qui rappellent l’anthropocène.

Le passé industriel de Wiltz et la reconversion, Fränk Arndt les connaît sur le bout des doigts. Le maire socialiste de Wiltz (où le parti atteignait la majorité absolue en 2011 encore, avant de chuter) est serrurier de formation, a travaillé entre autres pour Circuit Foil, où il est devenu délégué du personnel, puis a rejoint l’OGBL-Nord en tant que secrétaire général. Au conseil communal depuis 2000, puis comme échevin, et, depuis 2009 comme maire, il a pu accompagner toutes les phases de la reconversion des sites et saisir la chance inouïe que constituent les projets étatiques sur place pour sa ville. Car aujourd’hui, la plus grande urgence ne semble plus celle d’installer des activités économiques à Wiltz, mais celle de loger les gens. Wiltz est, avec Neischmelz à Dudelange, un des très grands projets du Fonds du logement, qui a peu à peu racheté tous les autres terrains nécessaires, que ce soit à la commune (les anciens terrains de football) ou à des propriétaires privés.

Les deux gouvernements successifs à participation écologiste ont décidé que Wiltz serait un projet-pilote d’urbanisation écologique, basée sur l’économie circulaire, des modes de construction durable, une renaturation de la Wiltz valorisée comme artère verte du nouveau quartier à venir, la promotion d’un vivre sinon sans voiture, au moins avec moins de voitures (parkings communautaires au lieu de garages privatifs) et un fort accent sur la mobilité douce, la gare étant joignable à pied (elle deviendra un pôle de mobilité régional). Le bureau d’architectes Heisbourg Strotz (hsa), en association avec les ingénieurs de Schroeder & Associés et l’urbaniste Maja Devetak ont développé un masterplan pour les deux quartiers, Wunne mat der Wooltz et, celui adjacent, appelé Haargarten. Présentés en 2017, ils prévoient une structuration en plusieurs blocs, construits par phases, avec une densification raisonnable et prioritairement des résidences de trois à quatre étages. Le Plan d’aménagement général et quatre des six Plans d’aménagement particuliers sont prêts et ont déjà passé toutes les instances communales, affirme Fränk Arndt. « Nous voulons de la mixité sociale ici », explique le maire, où mixité veut aussi dire des classes plus aisées. Si le Fonds du logement s’adresse par définition surtout à ceux qui doivent avoir recours au logement abordable et subventionné, avec des locations ou ventes en baux emphytéotiques, la Ville de Wiltz profite de la dynamique en urbanisant elle-même encore six hectares voisins pour y offrir quelque 130 logements à la vente.

En tout, on parle d’un quartier d’un millier d’unités d’habitation, appartements et maisons, pour 2 200 habitants sur plus de trente hectares. C’est énorme pour une commune comme Wiltz, qui dépasse à peine les 7 000 habitants actuellement, tous les villages satellites inclus. « Je suis persuadé qu’une commune doit atteindre la masse critique de 10 000 habitants pour être viable », souligne Arndt, qui ne s’est plus présenté aux élections législatives de 2018, après un mandat comme député-maire, préférant, à soixante ans, se consacrer uniquement aux affaires communales. Arndt s’enthousiasme pour la population modeste et internationale de Wiltz, les richesses interculturelles qu’apportent les 52 pour cent d’étrangers, dont beaucoup sont originaires des Balkans et du Portugal, sans que cela ne pose jamais de problèmes majeurs à ses yeux. Malgré sa taille modeste, Wiltz aime à se nommer « capitale des Ardennes », avec son lycée, son hôpital, son campus universitaire, son château et son festival. Devenir un « hotspot » de l’économie circulaire plaît beaucoup au bourgmestre, qui veut voir appliqué le concept sur tout le territoire du village, pas seulement à Wunne matt der Wooltz. Ainsi, l’immeuble qui abrite l’administration communale est actuellement rénové selon les préceptes de l’économie circulaire, les nouveaux bâtiments seront tous construits de manière durable et écoresponsable (avec e.a. un pass indiquant les matériaux utilisés pour chaque bâtisse) et la commune sensibilise les citoyens.

Dans le nouveau quartier, l’administration communale construira une école fondamentale « intégrée » pour 320 enfants (ceux des nouveaux habitants), avec une maison-relais, un musée pédagogique et une école de musique. Il y aura un supermarché, des infrastructures sportives et des initiatives promouvant la vie en commun, comme un repair café, des potagers ou des salles de quartier. Parmi les défis de cette urbanisation d’un genre nouveau, le Fonds du logement cite la nécessité d’accompagner « des futurs habitants qui devront évoluer dans un environnement conçu sur base ce concepts qui ne leur seront pas nécessairement familiers ». Selon Fränk Arndt, les travaux de construction, qui se dérouleront en différentes phases, pourront commencer sous peu, l’objectif de la commune étant d’ouvrir l’école avec l’arrivée des premiers habitants, d’ici 2022 – « mais ce sera sportif ».

À Belval, l’urbanisation de l’ancienne friche sidérurgique – la première réaffectation du genre – a pris vingt ans à la société de viabilisation mixte Agora, conçue par l’État et Arcelor-Mittal. Le même public-private-partnership doit réaliser la reconversion de la friche de Schifflange, qui ne fait que débuter. Aux Terres Rouges, un investisseur privé, Eric Lux, prend en main l’urbanisation de l’ancien site industriel, comme c’est le cas à Mersch, sur l’ancien domaine Agrocenter, où la Cepal s’est associée au groupe Giorgetti. À voir quelles forces – rapidité d’exécution, qualité architecturale et esthétique – et quelles faiblesses (notamment sur le prix de vente des logements) auront ces différents modèles d’urbanisation. Wiltz et Dudelange sont deux gigantesques projets qui sont entièrement en main publique, avec des objectifs sociaux et écologiques. Or, la pression du marché du logement est désormais telle qu’elle éradique les traces du passé. Ce qui, en fin de compte, n’est pas vraiment dans l’esprit de la réaffectation prônée par l’économie circulaire.

josée hansen
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