En invitant Alain Kinsch, Kik Schneider et Norbert Becker à la table des négociations, le DP a relancé le débat sur les rapports qu’entretient la politique avec le lobby de la place financière

Les experts

d'Lëtzebuerger Land du 15.11.2013

« Il ne faut pas se leurrer, comme mes collègues des big four, si je veux parler à un ministre, je ne suis pas obligé de passer par des discussions de coalition. Si donc vraiment j’avais voulu exercer de l’influence, alors, croyez-moi : je n’en serais pas passé par là. Je serais resté im stillen Kämmerlein et j’aurais pu influencer tout autrement. Mais ce n’était pas mon intention. J’ai choisi la voie de la plus grande transparence », explique Alain Kinsch nommé par le DP pour siéger parmi sa délégation de négociations pour les accords de coalition. Car s’il ne figurait sur aucune listes électorale, Kinsch compte parmi les personnes les plus influentes de la place financière. « Tombé amoureux » du secteur private equity « pour son côté entrepreneurial où on achète une entreprise pour la rendre meilleure et en augmenter la productivité » (une passion qu’il partage entre autres avec le politicien républicain Mitt Romney), Alain Kinsch porte la responsabilité au sein d’Ernst and Young (EY) de cette branche d’activité pour l’Europe, le Moyen Orient, l’Inde et l’Afrique. Sa vue du développement économique du Luxembourg en est conditionnée ; elle passe outre l’Union européenne pour se diriger vers « nos amis chinois », le Qatar et les Émirats arabes unis.

Dès ses seize ans, Kinsch s’engage dans la Jeunesse démocrate et libérale où il fait la connaissance de Xavier Bettel et de Claude Meisch. « Nous avons toujours gardé contact », déclare ce dernier. Même si, politiquement, Kinsch a fait profil bas, « en interne il restait engagé dans les groupes de travail ». Le membre du comité de direction de la BGL BNP-Paribas et ancien secrétaire général du DP, Kik Schneider, qui en 1994 et en 1999 était responsable des programmes électoraux, se rappelle qu’à l’époque déjà, le jeune Kinsch en co-rédigeait une partie : « Lorsqu’en 1999 nous sommes entrés dans les négociations de coalition avec Monsieur Juncker pour faire baisser le taux maximal d’imposition, Alain Kinsch m’avait armé jusqu’aux dents pour mener à bien les discussions ». Ses dents professionnelles à lui, Alain Kinsch les a faites au milieu des années 1990 chez Norbert Becker qu’il retrouve aujourd’hui, aux côtés de Kik Schneider et de Caude Meisch dans le groupe de travail « finances et place financière » : C’est un petit monde.

Norbert Becker est considéré comme un des hommes d’affaires les mieux connectés de la place financière luxembourgeoise ; il siège entre autres dans les Conseils d’administration de la BIP, de Paypal Europe, d’Edmond de Rothschild Private Equity Funds et de l’assureur Lombard International. Il lance sa carrière au début des années 1980 en ouvrant un cabinet d’audit au Luxembourg qui était alors le Wild West de la finance mondiale, pour devenir, en 1986, global managing partner of finance, administration and infrastructure chez Arthur Andersen à New York. Ce sera lui qui, après l’effondrement d’Andersen en 2002 suite au scandale Enron, sera en charge de négocier la fusion de 56 cabinets nationaux avec EY avant d’y faire son entrée dans le CA mondial. En 2004, il retourne au Grand Duché et y établit Atoz, sa propre entreprise en « ingénierie financière et fiscale ». Depuis « plus de quarante ans », Becker est membre du DP. En 1974, il s’investit dans sa première campagne électorale, tant au niveau logistique que programmatique. En 2013, on le retrouve aux manettes de l’élaboration du programme électoral du DP dans les domaines fiscalité et finances. Comme président du Conseil d’administration du Lëtzebuerger Journal, il « garde un contact régulier avec la fraction du DP » et quand on lui a proposé de participer aux négociations sur les accords de coalition, il n’a pas hésité, « comme citoyen responsable qui s’intéresse à son pays ».

« Ce n’est pas comme si nous avions publié une annonce : ,Cherche experts pour groupe de travail’, dit Claude Meisch. Même s’ils ne figuraient pas sur les affiches électorales, ces personnes sont toutes membres du DP ». (L’entrepreneur en IT Gary Kneip qui siège pour le DP dans le groupe de travail « économie, compétitivité, emploi, tourisme, énergie, classes moyennes et recherche » vient le contredire : « Je ne suis plus membre du DP depuis que je m’engage dans la politique patronale, c’est-à-dire depuis une douzaine d’années »). Ce qui frappe pourtant, c’est la sortie aux premières loges du débat politique de financiers qui, traditionnellement, préféraient se tenir en retrait. Leur présence peut être vue comme un prolongement d’une nouvelle stratégie de communication d’une partie du patronat luxembourgeois qui a trouvé son expression dans des initiatives comme 5 vir 12. Ainsi Norbert Becker était-il un des plus virulents critiques de Jean-Claude Juncker, à qui il continue de reprocher d’avoir « criminalisé » les banquiers par ses discours. Alors que le DP aime à se présenter comme proche des petits commerçants et comme défenseur des classes moyennes, c’est au grand capital qu’il réserve le privilège d’exercer son influence « à la source » pour reprendre une formule de Kneip.

La réputation du capital financier comme étant de nature plutôt frileuse se confirme si on parle à ses gérants. Ils sont nombreux à ressentir déjà la nostalgie de Luc Frieden, l’ami des banques et des big four. Tandis que sous le terme de « stabilité politique », la place financière avait sublimé l’absence d’alternance en argument de vente, on y a vécu le changement démocratique comme un « big bang » et de nombreux interlocuteurs se disent « inquiets » face à ce qui les attend. La présence à la table des négociations de Kik Schneider, Norbert Becker et Alain Kinsch devrait les rassurer. Ce dernier, qui est d’ailleurs aussi un proche de Luc Frieden, confirme : « C’est que nous sommes confrontés à des dossiers urgents qu’il ne faudra pas traiter d’ici cinq ans, mais dans les cinq mois à venir. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre un faux-pas. »

Le DP réfléchit déjà à haute voix – bien qu’au conditionnel présent – de pousser la logique de l’outsourcing un pas plus loin et de nommer des experts (ou « technocrates », c’est selon) comme ministres ou secrétaires d’État dans le prochain gouvernement. « La confiance dans la politique a souffert, déplore Meisch, Il doit être possible de mettre des mandats politiques à disposition de personnes qui ne sont pas passées par les appareils du parti et qui ont d’autres biographies professionnelles, mais avec qui on partage les mêmes valeurs. Ils amèneraient un vent nouveau ». Et d’ajouter : « C’est une option que je n’exclus pas pour le ressort de la place financière. Cela marquerait un renforcement ponctuel du gouvernement et un signe d’ouverture ».

Un secrétaire d’État à la place financière aux côtés d’un ministre des Finances Claude Meisch ? Déjà les rumeurs vont bon train. Face à la « complexité » du dossier, il faudrait que la place financière soit gouvernée par un expert venant de la place financière, entend-on. Alain Kinsch n’est pas candidat: « Je ne suis pas intéressé. Je ne suis pas entré dans les négociations pour amorcer un changement de carrière. » Il dit avoir appris que « si on met son nez dans la politique, dann gëtt een direkt fir allméiglech Saachen geschleeft ». Kik Schneider se contente de citer la Constitution sous forme d’esquive : « Le Grand-Duc nomme les membres du Gouvernement… », et d’ajouter : « ils veulent ouvrir les ressorts, faire des recoupements, peut-être que la place financière en fera partie ? »

Du côté des Verts, le DP ne devra pas s’attendre à trop de résistances sur la question. François Bausch se contente de noter que « la distribution des ressorts est du domaine du parti concerné. Et c’est tant mieux, sinon on pourrait nous reprocher qu’un de nos nominés serait trop proche d’un groupe de lobby ». Or, côté LSAP, l’avocat d’affaires chez Elvinger, Hoss et Prussen et fraichement élu député Franz Fayot (LSAP) qui siège également dans le groupe de travail « finances et place financière » se montre plus réticent. Il dit craindre « les interférences » de « certains réflexes » d’un expert ou lobbyiste non-élu en position ministérielle. « Cela serait le mauvais signe. On signalerait une certaine impuissance vis-à-vis du secteur financier. Nous parlons là du cœur de l’économie nationale. Les intéressés à un poste gouvernemental auraient au moins dû se déclarer en se portant candidat aux élections. »

Interrogé sur les risques qu’il y aurait à faire repartir un ancien secrétaire d’État et son savoir d’insider vers la place financière, Norbert Becker se veut pragmatique : « Vous posez une question métaphysique. Je ne connais aucun ministre qui ait fait par après une carrière fulgurante dans le privé. À la limite, ils peuvent intéresser les sociétés pour leurs CA, mais pas pour la gestion du daily business » Quant aux conflits d’intérêt à l’arrivée au gouvernement, Beckerest tout aussi catégorique : « Vous pouvez être sûr que jamais il n’y aura de conflits d’intérêt. Dans le privé, on a l’habitude de gérer ces questions-là. » Claude Meisch ne voit pas les inconvénients du côté de l’État, mais de celui du ministre : « Par rapport à leur situation antérieure, on ne leur propose ni une amélioration du revenu ni de la qualité de vie. Et le seul avantage qu’ils auront au moment de partir, c’est que, une fois revenus dans le privé, ils n’auront peut-être plus besoin de relire une loi qu’ils avaient rédigée jadis comme ministre. » La question de comment ce secrétaire d’État – pour l’instant encore hypothétique – serait reçu aux réunions internationales de l’OCDE ou de l’UE n’est soulevée par personne. Or, il y a à parier que ce ne sera pas les bras ouverts.

Reste qu’une nomination d’un secrétaire d’État à la place financière qui y serait recruté pour la contrôler, ne ferait, en fin de compte, qu’officialiser un état de fait. Car, d’ores et déjà, de nombreuses lois et réglementations financières sont rédigées par les concernés eux-mêmes et « proposées » au ministère des Finances pour enfin atterrir au Parlement où, faute de compétences, elles passent comme une lettre à la poste. C’est ce qu’on a coutume d’appeler le « modèle luxembourgeois » en matière économique. Alain Kinsch le désigne de culture « des courts chemins » et de « partenariat entre le secteur privé et les pouvoirs publics », Norbert Becker, quant à lui, parle d’un « modèle participatif » entre État, politique et privé. Le Haut-Comité de la place financière lancé par Luc Frieden, qui rassemble le gratin de la finance (cf. d’Land du 1er mars 2013), en est l’expression institutionnalisée et ordonnée. Au centre de ce dispositif de lobbying se trouve un signe d’égalité implicite qui relie intérêts de la place financière et intérêts de l’État luxembourgeois.

Le minuscule appareil d’État luxembourgeois fait face à un gigantesque secteur financier et serait condamné à avoir recours à l’expertise du secteur privé : C’est cette logique qui a présidé à la nomination aux groupes de travail d’experts. « Dans les grands États, où les cabinets changent avec les ministres, ceux-ci sont entourés d’une couche d’experts. Au Luxembourg, il faut aller les chercher en dehors », dit Becker. Gary Kneip voit son expertise comme « neutre » (le produit du « bon sens ») : « Nous fournissons une compétence purement technique, nous ne discutons pas de Weltanschauung », explique-t-il. Plus sceptique, l’économiste et coordinateur d’Etika Jean-Sébastien Zippert (qui s’exprime ici en son nom propre) dit constater une « asymétrie d’informations » : le lobbysme ne serait pas à considérer sous l’angle de la corruption, mais en première ligne sous celui de « l’accès à une information fiable et qualitative ».

Resterait à déterminer qui pourrait fournir cette expertise indépendante. Les Verts tablent sur l’Université du Luxembourg, ce qui réjouit le jeune doyen de la faculté de Droit, d’Économie et de Finance, Stefan Braum : « Ma faculté est en discussion avec la Chambre des députés pour leur offrir nos compétences et notre expertise et je m’attends à ce que le Parlement y ait recours. » Or Zippert est plus sceptique ; il dit observer à l’Université du Luxembourg une tendance à l’autocensure : « Un chercheur qui risquera d’égratigner la place financière, soit il ne s’installera pas à l’Université du Luxembourg, soit il reverra ses ambitions à la baisse. » Selon Braum, cette affirmation serait « unterkomplex » et « undifferenziert » (deux sentences de mort dans le milieu académique allemand) : « Si un chercheur formule une critique de la politique fiscale ou financière et qu’il la présente de manière argumentée, alors je ne pense pas que cela posera un problème », dit-il. Et d’évoquer en exemple « une très chic conférence » organisée par l’Unesco en collaboration avec l’ABBL sur le sujet « Finance and Human Dignity ».

En attendant que le pouvoir politique se dote d’une expertise indépendante, les partis doivent continuer à compter sur leurs propres ressources. Ainsi François Bausch se fait-il accompagner aux réunions du groupe de travail par l’assistant parlementaire européen Mike Mathias, ancien secrétaire général du Cercle de coopération, qui avait commandité à Rainer Falk l’étude censée déterminer si le secret bancaire était en cohérence avec la politique de développement. En 2011, dans l’édition française de Treasure Islands, le journaliste anglais Nicholas Shaxson avait décrit une discussion qu’il avait eue avec lui : « J’ai demandé à Mathias s’il y avait des partis politiques au Luxembourg qui remettaient en cause la légitimité du secteur financier. Il m’a souri : ,Non.’ Puis, après m’avoir regardé bizarrement : ,Vous êtes fou ?’»

En effet, à en croire les participants du groupe de travail, le consensus sur tout ce qui touche à la place financière aurait été très large. Interrogé sur ses débats avec les experts du DP, Bausch déclare : « Bien-sûr qu’ils ont leur background professionnel et qu’ils sont fixés là-dessus. Mais quitte à ce que nous ne soyons pas toujours sur la même longueur d’ondes, ils ont un esprit ouvert et on peut leur parler ». Franz Fayot parle de la place financière comme d’un « sujet consensuel » entre les trois partis : « Aussi bien sur les questions de nature très technique comme les niches et les trends internationaux du business que sur les constats qu’il faudra préserver la place financière, qu’elle devra être bien régulée et que le temps du tout-flexible est révolu, tout le monde est d’accord. »

Interrogé sur la question si une stratégie de décroissance contrôlée (exit strategy) du secteur financier aurait été discutée, Norbert Becker n’en croit pas ses oreilles : « Exit strategy ?! Jamais entendu ! C’est totalement à côté de la plaque. Cela ne se fera pas avec moi ! » Et de signaler : « Il s’agit de garder la retenue et la compréhension ; car qui paie les impôts ? » Même son de cloche chez Claude Meisch, qui, bien que concédant que « l’orientation monolithique » serait « un problème », déclare que pour continuer à générer « le même niveau de recettes », il faudra attirer de nouvelles activités sur la Place financière. » Autrefois plus critique envers la Place financière, François Bausch tergiverse. Il faudrait voir la question à partir de « l’angle de l’intérêt général », dit-il, avant de conclure : « Il faut se rendre moins dépendant de la place financière, certes, mais cela ne pourra pas se faire en réduisant son activité, mais en augmentant celle des autres secteurs économiques. » Alors qu’en matière de régulation financière et fiscale, l’Europe remet les pendules à l’heure, le Luxembourg semble de plus en plus déphasé. Le réveil risquera d’être brutal.

Bernard Thomas
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