Alors que la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) veut faire de la réforme du statut de l’artiste une de ses priorités, les organisations professionnelles craignent une dégradation de leur situation

La peur du grand méchant abus

d'Lëtzebuerger Land du 10.01.2014

Dix pour cent – ce n’est rien ! Ou si ? Alors même que l’Inspection générale des finances vient de demander aux administrations publiques de revoir leurs dépenses courantes à la baisse de l’ordre de dix pour cent au moins cette année, afin d’adopter la rigueur budgétaire du gouvernement, le projet de loi de réforme du statut de l’artiste, déposé en septembre par l’ancienne ministre de la Culture Octavie Modert (CSV) demande au contraire aux artistes qui veulent bénéficier des aides sociales publiques d’augmenter leurs revenus de dix pour cent par rapport à leur dernière demande. Ceci afin de les inciter à « améliorer [leur] situation économique et professionnelle par [leurs] propres efforts » (exposé des motifs).

Dix pour cent, c’est énorme ! Ça équivaut à quatre tranches indiciaires, dont le patronat nous rappelle sans cesse qu’une seule constituerait déjà la mort de l’économie tout entière... Rien que cette clause prouve une méconnaissance profonde des dures réalités des artistes, notamment en temps de crise. N’importe lequel des créatifs, qu’il soit artiste indépendant, voire même intermittent du spectacle, vous dira que ses revenus régressent sans cesse, que le marché autochtone est quasi inexistant et que les cachets dans les arts vivants non seulement ne progressent pas depuis quelques années, mais au contraire régressent sans cesse. D’ailleurs, même un fonctionnaire d’État, avec ses avancements automatiques et ses biennales n’arriverait jamais à augmenter ses revenus de dix pour cent en deux ans.

Dans son avis très critique et fondé, qu’elle vient de publier le 19 décembre, la Chambre des salariés (CSL), qui refuse de donner son aval au projet de loi, déplore d’ailleurs le sentiment général de grande méfiance du ministère vis-à-vis des artistes et, plus particulièrement, des intermittents, et insiste : « La condition tenant à une hausse de dix pour cent des revenus professionnels va priver bon nombre de bénéficiaires d’une reconduction de l’aide » car « ce secteur connaît des revenus très volatils ». Ainsi, un acteur ou un technicien peut être amené à travailler sur une grosse production un jour, puis enchaîner avec un petit projet indépendant, sur lequel son cachet sera loin d’être comparable – aurait-il alors démérité ? Ferait-il mieux de ne pas accepter ce deuxième projet et de demander l’aide sociale plutôt que de travailler pour son argent ?

Même son de cloche auprès des artistes indépendants réunis dans l’AAPL (Association des artistes plasticiens du Luxembourg), qui écrivent, dans leur avis : « Nous sommes contre l’augmentation de dix pour cent du revenu obligatoire. Le revenu de l’artiste est fluctuant et n’est évidemment pas garanti. (...) Dans des conditions de récession, de telles conditions sont ahurissantes ». D’ailleurs, même l’AAPL regrette la « perception passéiste qu’inspire notre métier » au ministère, alors que les conditions de sa pratique ont profondément changé. Ce sont les indépendants aussi qui insistent sur le fait que les seuils d’entrée pour avoir droit au statut de l’artiste sont excessifs : gagner plus que quatre fois le salaire social minimum sur une année, soit 7 500 euros, « c’est à peu près ce que gagne un artiste sélectionné pour la biennale de Venise tous les deux ans » note l’association – dont la secrétaire, Catherine Lorent, la dernière artiste à avoir représenté le Luxembourg à Venise, sait de quoi elle parle. Et de regretter : « L’artiste nommé n’aurait même pas droit aux aides. N’est-ce pas ridicule ? Est-ce que nous pouvons être reconnus à un niveau international avec de telles conditions ? » Pour les auteurs du projet de loi, il semble inconcevable qu’on puisse avoir recours au système D pour joindre les deux bouts.

Formation continue Ensuite, toujours dans un esprit de méfiance à l’encontre des artistes qui pourraient vouloir demander les aides sociales, le ministère de la Culture s’est inspiré des mesures d’accompagnement des demandeurs d’emploi inscrits à l’Adem et demande aux artistes de suivre au moins quatre cours ou stages « concernant le développement de leur activité professionnelle ». Une mesure que les associations professionnelles et la CSL aimeraient saluer si elle concernait une professionnalisation dans le domaine artistique du demandeur – stages de danse ou de théâtre à l’étranger, workshops avec des artistes de renom etc. –, mais il n’en est rien. Dans ses commentaires des articles, le ministère insiste qu’il s’agit de formations administratives : la promotion, les finances, la comptabilité ou encore la communication. Dans cette grille de lecture, il serait plus important de savoir faire une déclaration de TVA ou présenter un beau portfolio bien aligné que de progresser dans son travail – c’est pour le moins une approche de bureaucrate. « Des portfolios, nous savons les faire, nous avons des comptables et nous ne sommes pas des assistés », s’insurge ainsi l’AAPL, qui demande plutôt « des formations continues directement liées à notre profession (impression 3D, Photoshop, montage vidéo...) ». Comme les artistes indépendants, la Chambre des salariés note qu’« il est néanmoins plus profitable pour un jeune artiste de continuer à se former dans son métier premier que dans des domaines moins artistiques ». Mais qui décidera quelles formations seront éligibles ? Qui les donnera ? Qui les payera ? Autant de questions sur lesquelles le projet de loi reste muet, quelques précisions sont promises dans un règlement grand-ducal à suivre.

Le plus étonnant dans la méfiance vis-à-vis des artistes, visiblement ressentis comme chaotiques, nonchalants et incontrôlables, dans cette volonté de les domestiquer, d’en faire de parfaits petits comptables, c’est la disproportion entre l’effort consenti pour éviter les abus et le nombre de personnes concernées ou les sommes en jeu : En 2012 (derniers chiffres disponibles), le statut de l’artiste professionnel indépendant fut attribué à 26 personnes, 48 artistes ont bénéficié de l’aide sociale pour artistes professionnels indépendants et le Fonds social culturel est intervenu avec 360 000 euros.

Intermittents À côté d’une mesure purement symbolique qu’est l’introduction d’un « titre officiel » d’artiste, dont on ne voit pas vraiment l’utilité réelle autre que de pouvoir prouver à ses futurs beaux-parents qu’on n’est pas un glandeur, le projet de loi introduit de réelles améliorations pour les intermittents du spectacle, acteurs, techniciens et autres créatifs qui travaillent sur des projets de théâtre ou de film et peuvent à tout moment se retrouver sans emploi entre deux projets. Ce sont eux qui ont fait le plus pression pour certaines avancées sociales, notamment une clause de résidence assouplie : il suffira désormais soit de résider au Luxembourg au moment de la demande, soit de l’avoir fait durant au moins deux années auparavant. Aussi, les intermittents ne seront plus obligés de travailler prioritairement au Luxembourg ou pour une entreprise de spectacles luxembourgeoise. Le caméraman ou le technicien du son qui vit au grand-duché mais travaille régulièrement pour la télévision française ou belge ne sera donc plus exclu, amélioration que l’Alta (Association luxembourgeoise des techniciens de l’audiovisuel) salue expressément dans une première prise de position. Tout comme le fait que désormais, les congés de maladie, de maternité ou parental soient pris en compte dans le calcul des périodes de stage ou d’indemnisation – des évidences sociales, qui ne l’étaient pas jusqu’à présent.

Pour la Chambre des salariés, le vrai problème dans le statut de l’intermittent est qu’il est hybride et que tout est fait pour ne pas reconnaître le lien de subordination entre l’employeur et l’employé – lien qui, en droit du travail, ouvre assez rapidement la porte à un contrat à durée indéterminée. Ce principe, les procès des chargés de cours, mais aussi par exemple des archéologues du Musée national d’histoire et d’art l’ont coulé dans la jurisprudence. Or, même si le projet de loi tend à rapprocher les deux statuts, celui de l’intermittent et celui de l’indépendant, et de faciliter les changements entre les deux, ils n’ont rien à voir, insiste la CSL, le deuxième définissant plus ou moins librement quand et où il travaille, alors que le premier reçoit des instructions et des plans de travail stricts. La CSL a aussi une explication à la situation des intermittents : « Le patronat est opposé à leur octroyer le statut de salarié pour – entre autres – ne pas avoir à payer les cotisations patronales et ne pas risquer de tomber dans une relation de travail à durée indéterminée. » Et, dans ses conclusions, elle retient que « les intermittents méritent de voir leur protection renforcée », avant de plaider pour une harmonisation sur le plan européen.

L’accord de coalition du gouvernement DP/LSAP/Verts promet une mise en œuvre rapide de la nouvelle législation sur le statut de l’artiste « tout en y apportant des amendements mieux en phase avec la réalités des professionnels sur le terrain. » Lors de son pot de nouvel an, la nouvelle ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) a promis qu’elle en ferait une priorité dans les prochains mois. Elle sera invitée par la commission parlementaire de la Culture mardi prochain, 14 janvier, pour parler de ses priorités politiques et en dira peut-être davantage.

En 2010, l’acteur Steve Karier écrivait, dans le mensuel de la Ville Ons Stad, sur les vingt ans du Théâtre des Capucins : « Es war mir bereits 87 aufgefallen, als ich das erste Mal vom Kapuziner bezahlt wurde: Niemand im ganzen Haus hat weniger verdient als die engagierten Künstler. Niemand. Auch kein ungelernter Arbeiter. Jeder bei der Stadt festangestellte Mensch im Kapuzinertheater hat in jedem Augen- blick mehr verdient als der bestbezahlte Schauspieler. Und das ist bis zum letzten Tag so geblieben. » D’ailleurs, c’est resté le cas jusqu’à aujourd’hui.

josée hansen
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