Leitartikel

Forteresses

d'Lëtzebuerger Land vom 24.07.2020

Début juillet, lors de la conférence de presse annuelle de l’ABBL, le vice-président du lobby bancaire Pierre Etienne évoquait « la forteresse Luxembourg » qui allait « se renforcer comparativement à ses voisins ». Dans le contexte européen actuel, un endettement approchant des trente pour cent serait « extrêmement enviable » et le « triple A » inspirerait confiance aux HNWI : un safe haven au milieu du chaos. Dès le mois de mai, le Land avait noté un afflux de clients italiens, espagnols et belges transférant leurs avoirs vers la place financière en anticipation d’un « serrage de vis fiscal » dans leurs pays respectifs. Or, pour pleinement profiter des largesses fiscales et du secret bancaire luxembourgeois, ils seront condamnés à se faire résidents et à rejoindre les Ferrero, Del Vecchio et autres grandes fortunes qui ont pris leurs quartiers, haut standing, dans l’hyper-centre. Un énième facteur qui – à côté de la financiarisation de l’immobilier, des taux bas et des stratégies de rétention du foncier – finira par alimenter la surchauffe. (Au premier trimestre 2020, la hausse annuelle des prix aura été de plus quatorze pour cent.)

Dans un pays qui s’est toujours pensé comme exceptionnel, la deuxième vague est ressentie comme une blessure narcissique. Et si Dieu n’était pas luxembourgeois ? Or, le virus révèle impitoyablement les fissures sociales des sociétés qu’il frappe. Des recherches du New York Times ont ainsi révélé qu’aux États-Unis, les Noirs et Latinos attrapaient trois fois plus le coronavirus que leurs voisins blancs. Occupant majoritairement des emplois qui ne peuvent être faits à distance, et habitant souvent dans des logements surpeuplés, ces populations se retrouvent en première ligne, démunis face au virus.

Au Luxembourg, ce sont les exclus du marché immobilier – souvent des ouvriers immigrés – qui ont le moins de moyens de se prémunir. La crise du logement bannit les pauvres de la capitale, engloutit les salaires et freine le développement économique ; par temps d’épidémie, elle est potentiellement mortelle. Le 10 juillet, la ministre de la Santé, Paulette Lenert, évoquait deux clusters dans des « collocations », un euphémisme pour des bouges situés au-dessus de cafés. Une vingtaine de personnes s’y entassaient dans des conditions insalubres. D’après la ministre, ces sous-locataires travaillaient au noir (« dans l’illégalité ») et ont hésité à révéler l’identité de leur patron, ce qui aurait retardé le traçage des contacts. Dormant à plusieurs dans une même pièce, ils n’auraient pas eu la possibilité de s’isoler, même après avoir attrapé le virus. (Les autorités leur mettent des chambres à disposition dans lesquelles ils pourront passer la quarantaine.) « C’est la première fois, estime Lenert, qu’on se voit confronté à la composante sociale de l’épidémie. »

Ce lundi sur Radio 100,7, la ministre s’interrogeait : « Je ne sais pas comment j’organiserais un dîner de dix personnes chez moi tout en respectant les distances... Ce serait difficilement faisable. Et pourtant, j’ai une maison qui n’est pas petite. » L’expérience du grand confinement aura été vécue de manière radicalement différente selon qu’on vivait dans une grande maison avec jardin ou dans un petit appartement sans balcon. Aujourd’hui, tout le monde n’a pas les mêmes moyens pour se mettre à l’abri de la deuxième vague.

L’été, avec ses soirées en terrasse et dans les parcs publics, offre une échappatoire aux locataires, majoritairement étrangers, des quartiers populaires de la Ville, d’Esch-sur-Alzette ou de Differdange. Mais l’automne et l’hiver s’annoncent claustrophobes. Dès 2014, le Statec avait relevé que les « inégalités de surface de logement » étaient particulièrement prononcées au Luxembourg : Un ménage situé en-dessous du seuil de pauvreté et composé de deux adultes plus deux enfants dispose en moyenne de 96 mètres carrés (contre 162,5 pour une famille « non-pauvre »). Par contraste, le rêve luxembourgeois d’une maison isolée apparaît comme grotesquement surdimensionné et mesure en moyenne 186 mètres carrés. La classe moyenne luxembourgeoise pourra donc toujours se retirer dans ses forteresses au vert et sous-peuplées, selon les règles de la distanciation sociale.

Bernard Thomas
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