Adoration étonnante au poisson

Poissons d’avril

d'Lëtzebuerger Land du 01.04.2016

Pour un pays qui n’a pas d’accès à la mer, le Luxembourg voue néanmoins une adoration pour le moins étonnante au poisson. Pas au poisson en tant qu’animal de compagnie – quoiqu’un bassin rempli de carpes Koï à 150 euros pièce fasse toujours une impression favorable auprès de ses collègues de travail, de ses voisins et de sa belle-famille, les trois premiers témoins de toute réussite sociale. Pas au poisson en tant que symbole des premiers chrétiens, que les soubresauts du progrès et du marketing ont fait atterrir sous forme d’autocollant à larrière des monospaces familiaux dont certains propriétaires enthousiastes veulent faire partager à leurs voisins de parking de supermarché leur intimité la plus profonde, depuis les prénoms de leurs enfants collés sur leur pare-brise arrière jusqu’à la date de leur mariage inscrite sur leur plaque d’immatriculation en passant, donc, par leur foi en Jésus Christ notre sauveur, 20 centimètres au-dessus du pot d’échappement. Pas une adoration au poisson en tant que canular éculé qui vous annonce, par exemple, que Donald Trump vient de se retirer des primaires républicaines pour se consacrer à ses affaires et ouvrir une agence immobilière au Luxembourg. Non, pas à ces poissons-là, mais aux vrais poissons que tout un pays attend dès que les vacances de Pâques touchent à leur fin : au poisson en tant que nourriture. Frite de préférence (mais les seuls modes de cuisson dignes de ce nom ne sont-ils pas le grill ou la friture ?). Dans la plupart des pays d’Europe, les équinoxes d’automne et de printemps sont marqués par le changement d’heure. Au Grand-duché, ils sont indéfectiblement liés à la tradition du merlan frit.

La morue c’est au Lisboa II. Les scampis à l’ail, c’est chez Baccano. Les sushis, c’est au Yamayu Santatsu. La petite friture, c’est à Remich. Le merlan, c’est à l’Octave ou à la Schueber. Voire, pour les moins timorés, à l’Octave et à la Schueber. D’ailleurs, on l’y trouve parfois sous le nom de Fouerfësch, ce qui a le mérite d’éclairer sur sa destination. Pour la provenance, c’est un mystère, mais l’important ce n’est pas où il  a été pêché (à la différence des truites de l’Our, on se doute bien que ses origines sont plus lointaines) ; l’important c’est où vous allez le manger. En effet, comme tout le monde, vous renâclez sans doute à parfumer votre intérieur d’effluves marins, alors que s’effacent à peine les derniers relents de l’ultime raclette de l’hiver passé. Et c’est tout l’intérêt du restaurant que de vous proposer soit des plats que vous ne savez pas cuisiner, soit des plats que vous n’avez aucune envie de voir préparés à votre domicile. Par exemple parce qu’ils impliquent la mise en œuvre de centaines de grammes de pâte à beignet, de trois litres d’huile et d’un poisson entier par convive.

Le menu proposé à la fête de l’Octave est encore plus symptomatique de cette tendance naturelle que ce ne sont même pas de « vrais » restaurants qui le proposent (quoi qu’on puisse certainement commander un merlan, en ce moment-même, dans quelques hauts lieux de la tradition culinaire grand-ducale comme le Grand Hôtel Cravat ou le restaurant Ems du quartier de la Gare) mais des établissements par essence temporaires, qui apparaissent au printemps sur la place Guillaume, à l’automne sur le Glacis, et disparaissent au bout de deux à trois semaines, lorsque s’est épuisé le potentiel commercial d’une carte composée d’un seul et unique plat, ou peu s’en faut. Entre ces deux périodes clés de l’année, on ne sait pas trop ce que font les Joslet, Henriette, Irène ou Armand, qui ont donné leurs prénoms à ces institutions promettant calories et bonne humeur le long de tables de 60 couverts recouvertes de toile cirée. On imagine qu’ils reprennent un peu de forces après des soirées chargées en vaisselle. De même que le montage du chapiteau fait partie de la tradition des artistes de cirque, le déballage des tables pliantes et de centaines de chaises de jardin, le pliage de milliers de serviettes en papier, le dressage de kilos de fourchettes et de couteaux forment le petit prélude au spectacle qui va bientôt commencer, pour le plus grand plaisir des jeunes et – surtout – des anciens.

Cyril B.
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