Chroniques de la Cour

Charité mal ordonnée

d'Lëtzebuerger Land vom 29.11.2019

Poil à gratter, empêcheur de tourner en rond, l’ancien juge Franklin Dehousse, professeur de droit à l’Université de Liège, est à la croisée des chemins. Va-t-il poursuivre son action en justice pour obtenir des documents de la Cour de justice européenne sur ce qu’il appelle le pantouflage d’un ancien juge, sur les ordres de mission des juges avec utilisation, selon lui outrancière, des chauffeurs, sur les documents préparatoires à la rédaction du code de conduite que les juges de la Cour se sont eux-mêmes concoctés et sur les projets du service informatique qu’il estime chaotique ? Des juristes commencent à s’intéresser à l’affaire. Récemment, dans la revue juridique LexisNexis, le professeur Denys Simon s’interrogeait sur « la problématique de la transparence » à la Cour. Dans ses arrêts, elle n’appliquerait rigoureusement les règles de l’UE sur la transparence que lorsqu’il s’agit du Parlement européen, de la Commission ou du Conseil. Pour ce qui la concerne, c’est une autre histoire. Un comble. La plainte de Dehousse devant le Tribunal européen allait plus loin. Il s’est aperçu qu’il n’existait aucun registre des documents de la Cour. Ce « manque de diligence » dit-il,  « l’inertie » de la Cour qui ne garantit pas au public un véritable droit d’accès à ses documents administratifs, iraient à l’encontre du principe de la continuité du service public. Le Tribunal européen reconnaît que la Cour ne fait aucun inventaire, mais n’y trouve rien à redire. Contrairement au Parlement, au Conseil et à la Commission obligés, par la réglementation en vigueur, de tenir un registre, la Cour n’est liée par aucun texte… Du coup, elle n’en a pas! La Cour pourrait donc sans état d’âme refuser aux étudiants, historiens et autres chercheurs un document datant de la présidence Skouris (2003-2015) concernant ses échanges avec des gouvernements européens ou étrangers, les autorités budgétaires, les centres de recherches universitaires, les courts constitutionnelles, les parlements et autres corps constitués. Ils apprécieront. Mais il y a mieux.

Dehousse s’était focalisé sur les années au cours desquelles, en vertu d’un pouvoir législatif que, curieusement, le Traité lui accorde, la Cour a chamboulé sa structure, faisant disparaître un Tribunal spécialisé et doublant le nombre de juges au Tribunal européen. Mais cette réforme a failli ne pas passer en raison de son coût. Certains pays, dont l’Allemagne, s’y opposaient. Les fonctionnaires allemands, au sein des instances préparatoires au Conseil de l’UE – lequel, au final devait l’adopter avec le Parlement – l’estimaient trop chère. Le président Vassilios Skouris, qui voulait cette réforme à tout prix, part alors en solo pour Berlin. Il y rencontre les ministres de la justice et des finances respectivement, à l’époque, Heiko Maas et Wolfgang Schäuble. On ne sait pas ce qui s’y est dit, quel aurait été l’éventuel « marché » ; des pistes sérieuses ont été évoquées, mais les preuves manquent. Toujours est-il que l’Allemagne donne son accord. Skouris revient au Luxembourg et, pour régulariser sa visite, demande une autorisation rétroactive de rencontrer les ministres que ses pairs, obligeamment, lui accordent. Dans ce contexte, Dehousse demande la correspondance « dans les deux sens entre Skouris et l’Allemagne entre 2011, début des travaux de la réforme, et 2015, année où elle a été votée. La Cour lui répond qu’il n’y en a pas. En cinq ans, aucun courrier avec les autorités allemandes n’a été conservé. Dans les cabinets, les documents électroniques sur le disque G sont supprimés après le départ d’un juge, sa boîte de courrier électronique, vidée. Stupéfaction. À l’audience, le directeur du service juridique bafouille, il confirme d’abord ce que la Cour disait dans la procédure écrite, à savoir qu’elle ignorait si ces documents avaient effectivement existé. Mais puisqu’on le lui demande, il n’est plus sûr de rien.

Et puis, certes, le président Skouris est bien allé à Berlin, mais peut-être passait-il par là. Il aurait pu tout aussi bien téléphoner car, voyez-vous, chez ces gens-là, on se téléphone beaucoup, les contacts « très informels » sont nombreux. En tous cas, même s’il a pu y avoir une correspondance, elle n’était plus là au moment de la demande d’accès aux documents faite par Dehousse. L’ancien président de la Cour leur a bien laissé un nombre limité de documents en version papier, mais aucun ne correspond à cette rencontre. Spéculations et affirmations changeantes, conclue le Tribunal qui affirme ne pas comprendre pourquoi l’administration n’a pas pu retrouver les documents censés avoir existé dans le passé. Un quidam pourrait conclure qu’ils ont été détruits, mais ne pourrait pas en être sûr puisque la Cour ne sait pas s’ils ont existé ! Le tribunal ajoute un argument : Maas, Schäuble, Skouris étaient des gens importants avec un emploi du temps chargé, ils ne pouvaient pas débarquer les uns chez les autres à l’improviste. Une visite d’un président d’institution à des ministres se prépare avec un minimum de correspondance entre les personnes concernées et leurs équipes. Alors? Détruits, perdus, inexistants, Skouris les a t-il chez lui ? Pour l’instant, on en reste là.

Dominique Seytre
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