Politique culturelle

Les dilettantes

d'Lëtzebuerger Land vom 21.03.2014

Après le foisonnement d’instituts de recherche sous emprise CSV, voici venu le temps de la gauche. L’Institut de l’histoire du temps présent (IHTP), que le gouvernement veut créer, est une excroissance de la Fondation Robert Krieps. Ses accoucheurs sont les politiciens Fayot (père et fils), l’employé à la CSSF et acteur Marc Limpach, l’historien très médiatique Denis Scuto et le premier conseiller de gouvernement et fils de ministre Bob Krieps. Une alliance gagnante. Le programme gouvernemental note la volonté de dissoudre dans l’IHTP le Centre de documentation et de recherche sur la Résistance, situé dans la Villa Pauly (qui devrait accueillir le nouvel institut) et dirigé par Paul Dostert, qui, d’ici deux ans prendra sa retraite, et de celui de l’enrôlement forcé qui a ses locaux dans la gare de Hollerich et qui est dirigé par l’historien et aficionado de la Schueberfouer Steve Kayser.

Créés par Juncker, ses deux centres de recherche vivotent depuis une décennie dans un no man’s land entre commémoration, recherche historique et archivage. Longtemps sous le contrôle des deux piliers de l’État-CSV Aloyse Raths et Guy de Muyser, ces instituts occupent un terrain désert. Alors que les témoins et représentants officiels des résistants et des enrôlés de force se font rares et que la recherche historique se fait à l’Université du Luxembourg, la raison d’être de ces instituts assoupis n’est plus clairement identifiable. Leur dissolution dans l’IHTP devrait les réveiller de leur torpeur.

Car la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) estime que des recherches sur la Deuxième Guerre mondiale seraient « batter néideg ». Elle l’a choisie comme une des priorités politiques de son premier mandat. Car, confiait-elle à la radio 100,7, « nous n’avons pas réussi à faire de la recherche sur la Deuxième Guerre mondiale comme l’ont fait les autres pays ». Maggy Nagel se complaît dans la posture intrépide de briseuse de tabous. Elle veut dissocier la mission de commémoration et rassembler la recherche « critique et scientifique » dans l’IHTP. (Que la ministre évoque en même temps « le mal au ventre » que lui procureraient les nouveaux locaux des Archives nationales, pourtant condition nécessaire à tout travail historique, n’est pas la moindre des contradictions.)

Même son de cloche du côté de son conseiller Bob Krieps qui, passant de sa propre histoire familiale à des réflexions sur la « vérité historique », estime que la période de l’Occupation serait toujours délaissée et resterait « un sujet qui fâche ». L’IHTP comme « institution complètement indépendante, faisant de la recherche sans compromis ni contraintes » devrait combler cette lacune, notamment par une première « synthèse » sur l’Occupation. Peu importe que les chercheurs de l’Université répondent que la Deuxième Guerre Mondiale serait la période la mieux étudiée de l’histoire luxembourgeoise (en tout, une quarantaine de travaux scientifiques y furent consacrés et rien que ces dernières années, une bonne demi-douzaine de doctorants planchèrent sur le sujet). Peu importe aussi que l’histoire sociale et économique du XXe siècle reste le parent pauvre de l’historiographie luxembourgeoise ; au ministère de la Culture on vient de trouver son cheval de bataille : le présupposé tabou que serait la Deuxième Guerre mondiale.

Dans les couloirs du ministère, il règne une certaine méfiance vis-à-vis de la recherche historique made in Uni.lu. La nouvelle génération d’historiens s’est taillé sa place par des études fastidieuses sur « l’identité nationale » (suivant en cela les vœux de la politique) tout en tentant de déconstruire son objet d’étude (suivant par là la mode scientifique). Perçue comme trop postmoderniste, trop discursive et évoluant en cercle fermé, elle en paie aujourd’hui le prix. L’Université aurait laissé une lacune, sans arriver à la combler, estime Bob Krieps, qui est convaincu : L’IHTP et son objet prédéfini, ancré dans un cadre temporaire et national prédéfinis, agirait comme « un vrai boost » pour la recherche historique à l’Université du Luxembourg.

C’est un secret de polichinelle : Denis Scuto est le candidat prédestiné au poste de directeur du nouvel Institut. Or, fraîchement promu assistant professeur, il a aujourd’hui peu d’intérêt à quitter l’Université. Scuto a donc rejoint la très grande majorité des historiens de l’Université qui réclament l’intégration du nouvel institut dans la faculté d’histoire et, par là, son rattachement aux standards et réseaux scientifiques internationaux. Un compromis est en train de s’esquisser : l’Institut devrait être dirigé par un comité scientifique issu de l’Université du Luxembourg. Ses liens devraient être très étroits, estime Bob Krieps, pour assurer la qualité scientifique des projets de recherche ; « le directeur de l’Institut pourrait d’ailleurs être un professeur de l’Université ». Reste qu’un institut fonctionnant en-dehors de l’Université risquera de rapidement sombrer dans un provincialisme aussi borné qu’anachronique. Or la période de la collation des grades est belle et bien révolue.

La Seconde Guerre mondiale ne serait qu’un début. À fur et à mesure, l’IHTP devrait élargir son champ d’étude : l’épuration, les transformation économiques des années 70, les migrations,… Cela pose la question de la survie de la flopée d’instituts, les très discrets Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman, le Centre virtuel sur la connaissance de l’Europe et l’Institut d’études européennes et internationales, un One-man-show dirigé par l’excentrique Armand Clesse. Des survivances « d’un autre âge », d’après Krieps, et, surtout, « un éparpillement de moyens et d’énergies » : « Nous allons analyser ce qui arrivera à ces instituts, les uns après les autres ». Resterait à voir ce qu’en pense le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, duquel dépendent depuis très peu ces trois institutions. Car de quel droit le ministère de la Culture dicterait-il aux chercheurs les axes qu’il estime être prioritaires ? Bob Krieps et Maggy Nagel font de la politique mémorielle sans le savoir.

Le débat sur l’IHTP a commencé au lendemain de la publication sur RTL de la liste d’écoliers juifs rassemblée avec beaucoup de zèle par l’administration luxembourgeoise en 1940. Le débat sur l’opportunité de la création de l’IHTP a eu lieu sur le blog de historien Benoît Majerus, où se sont exprimés les historiens Renée Wagener, Ben Fayot, Henri Wehenkel et Benoît Majerus : http://majerus.hypotheses.org/
Bernard Thomas
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