Rôle des médias

La guerre des roses

d'Lëtzebuerger Land du 17.06.2004

Henri Grethen a au moins un coupable. Interrogé dimanche soir à chaud, peu après la publication des résultats, dans la centrale de son parti à la brasserie Guillaume, le secrétaire général du DP était convaincu que le triomphe du CSV et la défaite du parti libéral étaient la faute aux médias. En l’occurrence à RTL, qui pourtant lui tendait le micro à ce même instant. Et qu’on disait toujours plutôt proche du DP. « Des déclarations comme celle de Henri Grethen sont pour moi une preuve que nous faisons correctement notre boulot, que nos rédactions font du journalisme critique, » estime, quelques jours plus tard, Alain Berwick, le directeur des programmes luxembourgeois de RTL Group. Depuis plusieurs semaines, les deux rédactions, celle de la radio et celle de la télévision, étaient en état d’alerte, les congés bloqués, toute l’énergie était concentrée sur les élections : suivi de la campagne, des partis, analyse des programmes, interviews serrés des candidats, table-rondes, commande de sondages auprès d’ILReS, émissions plus décontractées… En tout et pour tout, un budget de près d’un million d’euros aurait été prévu pour la seule couverture des élections. Alors on pourra parler d’overkill, de surenchère même par rapport aux autres médias, mais il demeure extraordinaire qu’un média privé, certes tenu par un contrat de concession à assurer un certain service public, mais devant par ailleurs se financer par des ressources commerciales, notamment la publicité, mise autant sur la politique comme événement. Alors forcément, la soirée de dimanche allait être à la fois le climax et la catharsis de cette dramaturgie prévisible. Depuis plusieurs échéances, RTL transforme la publication des résultats des urnes en un événement mondain. Un millier d’invités triés sur les volets, décideurs politiques, économiques, acteurs de la vie sociale ou culturelle, collègues d’autres médias, se retrouvent ce soir-là sous tente sur le parvis de la maison-mère pour découvrir les dernières estimations et les premiers résultats, les interventions live des envoyés spéciaux dans les centrales des partis et les interviews à chaud sur place. Forcément, il s’agit aussi d’une action non négligeable d’autopromotion : votez RTL ! Mais cette année, le buffet était encore plus luxueux, l’organisation encore plus au point. Les efforts pour se surpasser, être encore plus rapide, plus fiable et plus complet se ressentaient clairement. Pour la première fois, le Groupe Saint-Paul, sous l’impulsion du nouveau directeur général Charles Ruppert, avait copié RTL et dressé une tente similaire à Gasperich. « Cette initiative aurait dû être prise depuis longtemps, » estime Charles Ruppert. Qui souligne que cette action intitulée The place to be ne se veut pas concurrente à RTL. « Nous voulions donner aux lecteurs de nos journaux (Luxemburger Wort, La Voix du Luxembourg, Télécran, Contacto, wort.lu) et aux auditeurs de nos radios (Radio Latina et DNR), mais aussi à nos annonceurs et à nos correspondants la possibilité de vivre en direct l’actualité et ceux qui la font. » Dans ce sens, il voit ce premier essai comme un grand succès, plus de mille personnes se seraient inscrites jusqu’à la veille. Il faut dire que l’initiative du GSP, ouverte à tout le monde, était beaucoup plus démocratique que celle de RTL. Et elle misait beaucoup plus sur la proximité. « Je voulais que ce soit convivial, authentique et d’une grande simplicité, » souligne le directeur général. Donc animations pour les enfants et buffet campagnard plutôt que le déluge de saumon, de fromages affinés et de mignardises de chez RTL. Des journalistes de la radio DNR et du Luxemburger Wort animaient durant toute la soirée des table-rondes et interviews dans la salle, commentaient à chaud les résultats qui tombaient électroniquement, le tout rediffusé sur DNR. Et retransmis en direct sur Tango TV. Et c’est là que l’initiative commence à vraiment agacer Alain Berwick. « J’appelle cela l’association des losers, des perdants, regroupant tous les mécontents, » juge-t-il sans appel. Estimant toutefois qu’à la longue, cette alliance des médias du groupe GSP avec Tango TV, qui change constamment de profil et cherche désespérément du contenu, plus .dok TV, le canal ouvert de Maurice Molitor – qui assura lors de la grande table-ronde du groupe le 26 mai et lors de la soirée de dimanche, un certain nombre de prestations techniques dans le domaine de la production – pourrait devenir une véritable concurrence. « Et j’insiste que s’ils pouvaient un jour avoir de l’audience, cela ne pourrait que nous faire du bien, » résume le directeur de RTL. Qui voit déjà les premiers effets d’émulation dans la soirée de dimanche : « Qualitativement et quantitativement, les élections se sont passées chez nous, chez RTL. » Alain Berwick annonce des pics d’audience de 80 à 85 pour cent ce soir-là, malgré la concurrence notamment du football et de la formule 1, alors que le programme de la concurrence aurait compté « même pas cent téléspectateurs par quart d’heure. » Charles Ruppert tempère. « Cette alliance avec Tango TV était une initiative d’une journée. Nous cherchions une sorte d’‘effet de levier’, pour que les gens qui, pour une raison ou une autre, restaient chez eux puissent participer à l’événement, Tango TV nous a offert ses services, nous l’avons donc fait avec eux. » RTL avait proposé de rediffuser ce que le GSP a intitulé D’politesch Elefanteronn, une table-ronde entre les trois poids lourds Jean-Claude Juncker (CSV), Henri Grethen (DP) et Jean Asselborn (LSAP). « Mais quand Alain Berwick m’a proposé cela, nos préparatifs étaient déjà trop avancés, se souvient le directeur général du Groupe Saint-Paul. Et puis, nous y aurions perdu l’effet ‘image de marque’ que nous recherchions pourtant. » Charles Ruppert insiste sur le fair-play, veut désamorcer les effets d’une concurrence trop acharnée. Ainsi, il a été faire une visite de courtoisie chez RTL dimanche soir et a fait publier mardi dans le Luxemburger Wort, suite à une intervention d’Alain Berwick, un petit rectificatif, attribuant la source des premiers résultats distribués dimanche après-midi via sms par wort.lu à RTL. « Nous devons être au-dessus des effets de concurrence acharnée, » insiste-t-il. « Aujourd’hui, on ne peut plus concevoir un groupe de médias qu’en les regroupant, estime pour sa part Alain Berwick. Mais chacun doit rester avec son métier, se concentrer sur ce qu’il sait faire le mieux. » RTL avait misé non seulement sur la radio dans l’après-midi et le lendemain matin et la télévision le soir, c’est classique, mais aussi une collaboration avec Vox mobile pour l’envoi des résultats par SMS et a surtout fait des efforts énormes sur son site Internet consacré aux élections. Qui s’est avéré une véritable mine d’or d’informations. À tel point que même la plus grande capacité de bande offerte par la poste n’a pas suffi pour garantir le flux continu ; le site a crashé plusieurs fois aux heures de pointe. Reste que pour les hommes et les femmes politiques, la soirée de dimanche devenait un véritable marathon, entre les centrales de leurs partis, les concertations de stratégies et de communications dans les organes de décision et les deux grands groupes de presse, RTL et GSP, la soirée devenait une course. Où il fallait répéter x fois le même statement devant différents micros. D’ailleurs ce sont peut-être eux qui ressentent le plus brutalement la nouvelle situation concurrentielle des médias audiovisuels. Alors que le public gagne en choix.

josée hansen
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