Claude D. Conter

Le luxe et la nécessité de la recherche en littérature

d'Lëtzebuerger Land du 30.07.2009

Claude D. Conter m’accueille avec un large sourire dans la réception de la Maison Servais à Mersch. Ce n’est pourtant qu’après plusieurs heures de conversation que j’ose lui poser la question de cette mystérieuse lettre « D ». Il s’agit de ne pas le confondre avec un certain Claude Conter, enseignant de français à Esch jusqu’en 1990, qui a publié plusieurs textes et livres. « Et puis, un jour, j’ai reçu une lettre d’une bibliothèque qui me demandait de bien vouloir leur rendre les livres que j’avais empruntés, alors que ce n’était pas moi. Ce « D » (pour Dario) m’évitera les confusions futures, surtout lors d’indications bibliographiques. C’est tout. »Le jeune homme (né le 31 mars 1974) dégage, contrairement à ce qu’on peut s’attendre de gens dont le métier consiste avant tout à lire et à penser (ou plutôt à ruminer), une énergie vive, éveillée, et fait preuve d’une fine curiosité : l’interlocuteur idéal en somme, si à peine quelques heures plus tôt on était encore en train de danser à un mariage, ce qui est mon cas ce matin-là.Son parcours est impressionnant : après des études de Germanistique et de Sciences de la communication à l’Université Otto-Friedrich de Bam­berg et à la Technische Universität de Berlin, et une étude sur Bruno Apitz1, il devient collaborateur scientifique et chargé de cours à Bamberg de 1999 à 2001. En 2003, il soutient une thèse de doctorat intitulée Europa-Inszenierungen im 19. Jahrhundert. Eu­ro­pabilder und -ideen zwischen Wiener Kongress und Reichsgründung. Pour ce travail, il s’intéresse non seulement à des textes littéraires, mais également à des documents théologiques, politiques, etc. Pour lui, le terme « littérature » est à comprendre dans un sens beaucoup plus large, « non seulement la belle littérature ou la fiction, mais, que sais-je, les carnets de voyage, les traités, la correspondance. Tout texte qui permette d’analyser une société à un moment précis dans l’Histoire. » « Reflektions-medium » est le terme qu’emploie le jeune chercheur. « C’est pour cela que je ne donne pas de priorité esthétique à différentes formes ou genres littéraires. Je m’intéresse même à ce qu’on nomme la littérature triviale, divertissante, la « Popliteratur », parce que je la considère sous différents points de vue, entre autres historique, politique, sociolinguistique. J’essaie de dégager des structures, des thèmes, et ainsi le texte (quel qu’il soit) redevient un objet digne d’être analysé. »Entre-temps il m’a mené par des couloirs quelque peu labyrinthiques dans l’annexe de la Maison Servais, et nous nous sommes installés dans une salle de conférence. Sur la large table ovale se trouvent une grande quantité d’ordinateurs en pièces détachées et des piles interminables de documents dans leurs éternelles enveloppes Kraft brun clair. « Nous venons d’emménager », dit Claude D. Conter. Mais poursuivons : De 2003 à 2006 il collabore avec Ger­maine Goetzinger au Luxemburger Autorenlexikon, en même temps qu’il est chargé de cours à l’Université de Trèves. Il accepte ensuite un poste d’assistant à la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich. Il en apprécie le climat intellectuel. En 2007, il part pendant un semestre enseigner la langue allemande à Sewanee, Tennessee, à l’University of the South, expérience dont il garde un bon souvenir. « L’ambiance était bonne, et très professionnelle, je travaillais avec de petits groupes d’étudiants qui prenaient la recherche très au sérieux. »  Finalement, depuis octobre dernier, Claude D. Conter travaille comme conservateur au Centre national de littérature à Mersch. De façon lucide, il explique les différences entre la recherche universitaire et celle qu’effectuent les conservateurs d’un centre de littérature ou d’archives. Par exemple, il lie étroitement la recherche universitaire aux cours donnés à des étudiants. Ce qui est important, c’est la transmission du savoir. Mais le désavantage de l’Université, et c’est très connu, est son incapacité d’attirer un public autre qu’universitaire. Les colloques ne sont visités que par des chercheurs, étudiants et scientifiques de haut niveau. Alors qu’un Centre de littérature a beaucoup d’autres possibilités : manifestations, projets, expositions, la possibilité d’accueillir des groupes d’élèves, la mise à disposition des archives à toute personne assez motivée et intéressée à déterrer ces trésors. « La mission de la science est surtout de produire du savoir, des connaissances, et de le transmettre ensuite, et, de nos jours, les centres de littérature et les archives participent pleinement, sinon parfois mieux que peuvent le faire des universités, à cette activité. Forcément, dira-t-on, parce qu’ils subissent des pressions politiques et économiques. Ils doivent livrer des résultats. Par contre, ajoute-t-il, parfois ça me manque de ne plus pouvoir donner de cours. »Il y a ensuite l’intérêt grandissant pour la « Luxemburgistik » (brutalement résumé : l’identité culturelle et la triglossie du petit pays), une matière en train de se développer. « C’est maintenant qu’il faut découvrir des choses, constituer des voies. Nous avons dépassé l’ère des pionniers, il faut commencer le vrai travail. Et je désire y participer. » Il y a un an, Claude D. Conter a publié, en collaboration avec Germaine Goetzinger et les éditions Phi, le recueil collectif Identitäts(de)kontruktionen, Neue Studien zur Luxemburgistik, rassemblant les articles de plusieurs jeunes chercheurs luxembourgeois.Mais, à côté de son travail au CNL, Claude D. Conter ne se lasse pas de publier, chez différents éditeurs scientifiques allemands, grand nombre d’articles, de participer à des ouvrages collectifs, ou d’en assurer la direction parfois, comme récemment Sex – Tod – Genie. Beiträge zum Werk von Helmut Krausser2. J’avoue que lorsque je jette un coup d’œil sur sa bibliographie personnelle, je reste bouche bée devant les neuf pages de monographies, d’articles, de recensions, d’interventions lors de colloques, etc. « Lorsqu’on est dans la recherche, il faut avoir une certaine passion, ou même obsession. Du zèle, en somme. Tu ne peux plus te laisser aller à croire que tu as des heures fixes de travail, et que, dès que tu rentres chez toi, tu peux oublier tes textes. Tu es toujours au boulot. C’est comme si ton corps ne pouvait plus se reposer. Tu sacrifies une partie de ta liberté. Mais je me considère comme très chanceux de pouvoir faire ce que je fais. Mon travail est très diversifié. »Et c’est vrai qu’il y a beaucoup à faire : à côté des publications personnelles et des charges quotidiennes au sein du Centre national de littérature, comme la constitution de fonds, la participation aux manifestations, les lectures, les retranscriptions, les rééditions – Claude D. Conter s’occupe en ce moment de la réédition d’une pièce d’André Duchscher (1840-1911), un auteur de « Kaméidistécker » comme disait ce dernier, écrits dans cette « Iechternacher Mondaart » – le jeune chercheur participera également au congrès international des germanistes en juillet 2010. « Mon agenda est rempli jusqu’en 2011 », rit-il. Tout à coup, en me levant pour partir, je pense que, de tous temps, les rares gens qui ont fait une différence, qui ont fait bouger les choses, étaient ceux qui nourrissaient une vraie obsession, les agités, les infatigables. Pour une étrange raison cette pensée m’émeut. J’ai envie de serrer la main de mon interlocuteur, de le féliciter, oui, de le remercier pour son engagement. Je me restreins par contre, de peur de sembler ridicule. J’attribue cette soudaine émotion à mon manque de sommeil. Ça m’arrive parfois. 

1 L’auteur de Nackt unter Wölfen.2 Sex – Tod – Genie. Beiträge zum Werk von Helmut Krausser. Hg. von Claude D. Conter und Oliver Jahraus. Göttingen: Wallstein 2009 (Poiesis 4).

 

Ian de Toffoli
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