Référendums en France et aux Pays-Bas sur la Constitution

Notre Europe à tous

d'Lëtzebuerger Land du 16.06.2005

En trois jours d'intervalle, deux pays fondateurs ont rejeté le projet de Constitution européenne. Le gel par le Royaume-Uni de son référendum a suivi. Après ce printemps, l'Europe ne sera plus jamais tout à fait la même. Les Français ont dit non à 54,87 pour cent, en participant à 69,74 pour cent. Les Néerlandais ont été 61,6 pour cent à voter de même, avec 62,8 pour cent de participation. Ces scrutins ont été la suite logique des élections européennes de juin 2004, qui avaient clairement montré que les Européens refusent l'Europe actuelle1. Mais alors qu'ils avaient été en moyenne 57 pour cent à s'abstenir (et même 74 pour cent chez les dix nouveaux membres), cette fois la participation a été massive. Les milieux populaires et les jeunes ont massivement voté contre l'Europe actuelle qui leur offre peu d'avenir, mais ils ont voté. Ce retour aux urnes est une victoire de la démocratie. Pour trouver une cohérence aux scrutins français et néerlandais, il faut rechercher ce qui leur a été commun: le fossé entre les représentants politiques et leurs électeurs, entre les élites et le peuple; certains des thèmes développés lors des campagnes (l'adhésion de la Turquie, les élargissements et leurs dangers pour l'emploi, l'introduction de l'euro et la hausse des prix qui s'ensuivit); les réalités parallèles d'une aggravation des inégalités et d'un fléau du chômage des jeunes; les deux composantes du vote non, de droite et de gauche; les campagnes contre-productives des partisans du «oui»; et même le basculement des opinions au même moment, en mars 2005. Au regard de l'histoire, il semble aussi qu'il ne peut pas ne pas être significatif que la France et les Pays-Bas aient vécu deux poussées de fièvre populiste à la même époque en 2002, ponctuées par la défaite de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle le 5 mai et l'assassinat de Pim Fortuyn le jour suivant. Compte tenu de la probabilité que les Néerlandais votent non au référendum sur la Constitution, il paraît finalement habile que Jacques Chirac, même inconsciemment, ait placé le référendum français trois jours avant celui des Pays-Bas, évitant a posteriori à son pays d'être le seul montré du doigt. De la dissolution de 1997, qui a laissé souffler l'Hexagone à une époque de blocage, au référendum de 2005, organisé à un autre moment de tensions, les erreurs inconscientes du duo Villepin-Chirac ont été autant de victoires de la démocratie2. Reste que ce qui a été commun aux Français et aux Néerlandais concernant leurs référendums européens l'est sans doute aussi aux autres pays où le vote populaire est envisagé. Sans cela, comment comprendre les sondages récents, au Danemark où le non est devenu majoritaire, au Portugal où il est à égalité avec le oui, et en Pologne comme au Luxembourg où il grimpe sans cesse, jusqu'à 45 pour cent au Grand-Duché? En résumé, «il n'y a pas un problème français, mais européen», a écrit l'ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, tandis que le numéro deux de la diplomatie luxembourgeoise Nicolas Schmit a vu dans les deux scrutins «une adhésion toujours plus forte à l'idée européenne», mais «à une Europe qui agit différemment». «Ce non est contagieux», percevait dès avril le luxembourgeois Henri Wehenkel (déi Lénk)3. «Le non français en effet n'est pas un non purement français. Ce n'est pas un non réclamant des privilèges pour la France, le non français est un choix de société, un choix pour toute l'Europe, un non contre ce qui ne peut plus continuer ainsi en Europe, contre la dérive de l'Europe, contre la désintégration de l'Europe en un marché ouvert et sans limites. C'est un appel pour un modèle européen menacé. Et il faudra bien tenir compte de cet appel» Voilà donc le trait commun: le risque de la «désintégration de l'Europe en un marché ouvert et sans limites». Dans sa déclaration de politique générale, le 8 mai, le nouveau Premier ministre français Dominique de Villepin n'a pas dit autre chose: «Ce vote, j'en ai la conviction, n'est pas l'expression d'une France contre une autre: l'ensemble de notre pays reste engagé dans le projet européen. Les Françaises et les Français le savent et le disent avec force: la mondialisation n'est pas un idéal, elle ne peut pas être notre destin. (...) Donnons-nous les moyens de défendre une préférence européenne comme le font tous les autres blocs économiques». Peu relevé par les médias, ce projet est la traduction claire de la victoire du non: inviter l'Union européenne à en finir avec le dogme du libre-échange intégral à l'extérieur de ses frontières. Ce ne sera pas simple, car le libre-échange est à la fois la raison d'être de l'Union (pour le marché unique, il n'y a plus de barrières douanières entre les pays membres) et son principal risque de déstabilisation, si la politique de diminution des quotas et des tarifs douaniers à l'extérieur continue de s'appliquer. Cette politique-ci était inscrite noir sur blanc dans l'article III-314 du projet de Constitution: «Par l'établissement d'une union douanière, l'Union contribue au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres». Sommet de contradiction, il est assigné à une union douanière de ne plus pouvoir à terme être protégée par des droits de douane! Certes, l'essentiel de cet article date du Traité de Rome. Mais à l'époque, il s'agissait de commercer essentiellement entre pays de même niveau de développement. Ce n'est plus le cas aujourd'hui avec les puissances émergentes. Sur ce point précis, la Constitution ne préparait donc pas l'avenir, mais était engoncée dans le passé. Le repli n'est pas là où les éditorialistes des médias dominants le croient. L'adoption du projet aurait «constitutionnalisé» la possibilité de ne se servir de la politique commerciale européenne, devenue un véritable instrument de puissance4, que pour s'ouvrir aux produits et non pour protéger les Européens. Cette politique, poussée par les lobbies des entreprises transnationales, a trahi leur objectif: dans le marché unique, ce qui les intéressait n'était pas l'Europe, mais la disparition des droits de douane, qu'elles n'ont de cesse de stimuler pour le monde entier. Cette baisse débouche sur une mise en concurrence généralisée des salariés et des systèmes sociaux de pays aux niveaux de développement très différents5 et ne permettra pas aux pays d'Europe de l'Est de rattraper l'Ouest, puisqu'ils perdent d'ores et déjà des emplois qui partent vers des pays encore moins chers qu'eux. Cette mise en concurrence effrénée entraîne une compression des salaires et du pouvoir d'achat, un chômage accru des jeunes, et des inégalités qui se reflètent dans le fossé entre les élites et le peuple6. D'où les deux questions, très liées, qui ont percé dans la campagne sur la Constitution: quelles sont les limites de l'Europe (Turquie, élargissements) et quelle politique commerciale extérieure mener (délocalisations, textiles chinois)? La boucle est bouclée avec la colère des Français et des Néerlandais. Mais une erreur à ne pas faire serait de croire que tous les pays européens ne sont pas touchés de la même manière par le libre-échange, en somme qu'il y aurait «supériorité» d'un «modèle» nordique qui aurait su mieux s'adapter, soit anglais soit scandinave. C'est une illusion, comme le «modèle des polders» tant vanté en 1997-1998 en était une. La mode consistant à présenter le Danemark, la Suède ou le Royaume-Uni comme des modèles à imiter tient à leurs taux de chômage officiels, qui ont fortement baissé. Seulement ces États ont tous trois la particularité d'avoir un fort contingent de chômeurs cachés : de soi-disant «handicapés». Pour 828 000 demandeurs d'emplois, le Royaume-Uni compte 2,7 millions de personnes touchant des allocations d'incapacité7. Cherchez l'erreur. «Il y a en fait dans pratiquement tous les pays européens plus de 20 pour cent de personnes sans activité parmi la population en âge de travailler, mais elles sont réparties dans des catégories différentes», commente un spécialiste des restructurations. Du reste, les Danois semblent eux-mêmes revenir aujourd'hui de leur «modèle». Quant aux Anglais, après des années de fortes dépenses publiques, des nuages s'amoncellent sur leur croissance (déficit public, ralentissement de la consommation). En fait, tous les vieux pays développés (Europe, États-Unis, Japon) sont dans la même impasse du libre-échange, mais elle s'exprime différemment selon leurs caractéristiques: Allemagne, Italie ou Japon sont pris au piège de la croissance faible, Royaume-Uni, Espagne, États-Unis ou Australie sont eux pris au piège de l'endettement. La France se situant entre les deux. Mais il s'agit au final du même problème: on a beau faire des efforts pour essayer de comprendre les arguments des défenseurs du modèle anglo-saxon, c'est bien difficile: comment est-il possible de sortir à terme d'un gigantesque endettement de l'État et des particuliers doublé d'un déficit commercial abyssal («modèle» américano- anglo-australien), sans un fort ralentissement, à un moment ou un autre, de la demande et de la croissance? En espérant d'ailleurs qu'il ne soit pas trop brutal. Mais une autre erreur à ne pas commettre, cette fois en France, serait de tout attendre d'un protectionnisme européen pour ne rien changer au niveau national. Le rejet initial par les syndicats du «contrat première embauche» pour les très petites entreprises proposé par Dominique de Villepin est ainsi de mauvais augure, alors même que les syndicats connaissent mal le monde des PME! Pour dépasser cette crise de croissance de l'Europe, les élites sévèrement averties ont dorénavant deux synthèses à trouver : une réconciliation avec le peuple au sein de chacun de leurs pays, et un nouveau consensus pour l'intérêt général européen. Les deux iront de pair. Il sera certainement possible de sauver certaines dispositions institutionnelles de la Constitution (le rôle accru des parlements nationaux, le droit de pétition, le service diplomatique) sans passer par une ratification. La recherche de protections européennes devra être raisonnée, coopérative et négociée avec le reste du monde, comme l'accord entre Européens et Chinois sur le textile en a été un premier exemple. Et comme sur le nucléaire iranien, l'intérêt de l'Europe passera sans doute par une synthèse entre l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni. L'acceptation britannique d'un protectionnisme réfléchi pourrait être la contrepartie d'une pause dans l'intégration institutionnelle trop poussée du continent, pour favoriser des projets concrets. Et on peut aussi penser qu'une régulation douanière plus protectrice apportera des rentrées supplémentaires au budget européen, permettant de soulager les contributeurs nets tout en aidant les pays de l'Est à rejoindre plus vite le niveau de vie de l'Ouest.

1«Les Européens refusent l'Europe actuelle», d'Land, 18 juin 20042 Sur l'inconscient chiraquien, lire «En mai défais ce qui te plaît!», Maux dits d'Yvan, d'Land, 3 juin 2005.3 «Et si la France disait Non?», d'Land, 29 avril 2005.4 Lire les «Les maîtres de l'Europe», Yves Clarisse et Jean Quatremer, Grasset, avril 2005.5 «Les multinationales et la mise en concurrence des salariés», Claude Pottier, L'Harmattan, octobre 2003.6 Lire «La mondialisation. La destruction des emplois et de la croissance. L'évidence empirique», Maurice Allais, Clément Juglar, 1999, et «L'avenir du capitalisme», Jean-Luc Gréau, Gallimard, janvier 20057Libération et Les Echos du 2 mai 2005

 

Emmanuel Defouloy
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