Critique du nouveau livre de Henri Wehenkel, La République trahie 

Balbutiements révolutionnaires

d'Lëtzebuerger Land du 17.01.2020

Décidément, l’année 2019 aura été abondante en écrits sur la période mouvementée 1918/1919, époque cruciale de notre histoire nationale. Qu’il s’agisse des articles de presse des historiens Jacques Maas et Denis Scuto ou des publications très intéressantes de Pierre Even et de Josiane Weber, tous ces travaux de recherche publiés au courant de l’année du centenaire de la fin du règne de la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde ont enrichi nos connaissances et élargi, sinon modifié, l’appréciation de cet épisode important du développement de notre pays.

L’historien Henri Wehenkel complète cette collection impressionnante d’écrits historiographiques par son ouvrage La République trahie publiée fin 2019 aux éditions d’Lëtzebuerger Land. Homme de gauche, intéressé par les questions de société, mais aussi attaché aux acteurs qui font partie de l’Histoire, Henri Wehenkel apporte un éclairage intéressant sur les différents évènements révolutionnaires ou prérévolutionnaires de novembre 1918 à janvier 1919 qui ont failli donner le coup de grâce au régime monarchique du Luxembourg.

L’historien retrace les étapes et nous présente les personnages-clé « de ces deux mois d’incertitude, pendant lesquels on a essayé de réinventer le monde, de construire une république ». Loin de considérer ces mois de rebondissements politiques et d’agitation sociale comme un fait divers, l’historien engagé fixe l’origine de cette « révolution » dans la misère, la disette et les restrictions de tous genres que la Première Guerre mondiale a fait subir à la population du Luxembourg.

Les revendications d’ordre politique ou institutionnel étaient directement liées à des revendications d’ordre social, comme la demande d’instaurer la journée de travail de huit heures. Lorsque le 13 novembre 1919, la Chambre des Députés discutait du sort à réserver à la Grande-Duchesse et à la dynastie, les foules populaires présentes à Luxembourg étaient des cheminots venus s’informer de la reprise des chemins de fer par l’État.

Finalement, la motion adoptée, qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits de la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde en attendant la tenue d’un référendum, n’a jamais été mise en exécution. Elle se heurtait au texte de la Constitution qui ne prévoyait pas ce cas de figure, ni d’ailleurs une régence dans une telle hypothèse. Cette situation inextricable, on va la retrouver plus tard lors des journées révolutionnaires de janvier 1919. Selon moi, elle se résume en fait à une seule question : Peut-on faire la révolution en respectant l’État de droit ?

Wehenkel décrit minutieusement la mise en place de structures politiques parallèles, inspirés de modèles révolutionnaires russe et allemand, comme le « Conseil ouvrier et paysan » au niveau national et les conseils ouvriers qui se sont créés dans une demi-douzaine de localités ouvrières du pays. Mais ces manifestations de démocratie directe n’ont connu qu’une existence éphémère.

Le mécontentement dans une large partie de la population était pourtant palpable. Il se manifestait aussi dans bon nombre d’industries. L’épisode peu connu des émeutes populaires du 26 novembre 1918 à Esch-sur-Alzette, pendant lesquelles une soixantaine de magasins ont été endommagés et pillés par une foule en colère, est une parfaite illustration de ce phénomène, exacerbé par la pénurie qui régnait à cette époque.

On peut classer dans la même catégorie un autre événement majeur, celui de la révolte à l’intérieur de la Compagnie des Volontaires de l’Armée, sous l’égide du sergent-majeur Emile Eiffes. Wehenkel y consacre des développements importants dans son ouvrage. « Au Luxembourg, la révolution se fit dans la salle et déborda dans la rue avant d’embraser le monde du travail et de l’industrie. La révolte des soldats fut l’ultime étape de deux mois de colère sociale » (p. 127). L’exaltation de l’auteur est à son apogée : « C’est alors que la cassure devint école et que les soldats se mirent à parler, à pleurer et à protester. Ce fut une expérience unique, explosive, inoubliable. »

Il est vrai que ce mouvement de protestation, soutenu par une partie de la Gendarmerie et les anciens volontaires, contribua pour beaucoup à l’explosivité de la situation, telle qu’elle se présentait début janvier 1919 au Luxembourg, à la veille de l’abdication de la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde, victime de sa partialité politique et de l’ostracisme des pays de l’Entente, et notamment de la France.

La journée du 4 janvier 1919, est décrite avec précision : De la proclamation de « l’Action républicaine » en passant par la grande manifestation politique réclamant l’instauration de la République jusqu’à la réunion de la Chambre des Députés. Alors que les débats publics à la Chambre étaient suspendus, un Comité de Salut Public était constitué, composé de personnalités libéraux et socialistes.

On voulait instaurer la République, du moins provisoirement en attendant qu’une assemblée constitutionnelle élue au suffrage universel allait confirmer le principe. Cette approche prudente n’était pas du goût des éléments les plus radicaux du mouvement républicain.

Le Général français de la Tour décida de déployer ses troupes. Le lendemain, 10 janvier 1919, Wehenkel constate que « la ville se réveilla sous occupation militaire ». En tout cas, des soldats français ont été placés auprès d’emplacements stratégiques. De la Tour était en contact avec le gouvernement Reuter, démissionnaire mais resté en place. Une manifestation politique républicaine a néanmoins pu se dérouler dans le calme sur la place Guillaume.

Les ministres refusant de négocier avec le nouveau Comité du Salut public, le Général de la Tour, agissant apparemment sans la caution des autorités politiques françaises, a interdit le 11 janvier 1919 toutes les manifestations et établi la censure de presse. Wehenkel constate que « les membres de la Compagnie des Volontaires furent renvoyés et la Comité de Salut Public expulsé de la Chambre. Il n’était plus question de non-ingérences » (p. 199). Entretemps, le Gouvernement Reuter avait annoncé l’abdication de la Grande-Duchesse et son remplacement par sa sœur le Princesse Charlotte. Le rêve véhiculé par le mouvement républicain a connu une fin abrupte.

Dans le chapitre final, Henri Wehenkel dresse un bilan amer de ces évènements révolutionnaires. Il y a beaucoup de perdants et peu de gagnants. « Le pays était divisé en deux camps irréconciliables et ni l’un ni l’autre de ces deux camps ne pouvaient représenter le peuple ou la nation à lui tout seul » (p. 164). Mais l’historien reste lucide sur les rapports de force existants, même s’il semble attribuer l’échec de la tentative d’instaurer une république essentiellement à l’intervention des troupes françaises du Général de la Tour.

Le résultat du référendum en septembre 1919 sur le régime institutionnel fut sans appel. La dynastie a collecté le quadruple des votes accordés à la République. Même en tenant compte de l’abstention, la Monarchie reste majoritaire au niveau national ce qui n’a pas empêché des villes comme Esch-sur-Alzette ou Rumelange de se prononcer pour la République.

Pour Wehenkel, les journées de novembre 1918 à janvier 1919 « se sont soldées par un sentiment de gâchis, d’échecs, de malentendus » (p 170). On peut certes partager les regrets exprimés par l’historien. Mais l’échec de la révolution n’est-il-pas plutôt à rechercher du côté précisément de l’absence d’adhésion massive aux idées de changement, le monde rural restant profondément attaché à l’ordre ancien. Ne faut-il pas y ajouter la division profonde du camp républicain, sa naïveté et l’absence de personnalités capables d’entraîner les foules.

Les acteurs politique étaient frileux et mal préparés à un changement radical de régime. Il s’agissait pour l’essentiel de réformateurs et non de révolutionnaires. Le mouvement populaire dans les usines était limité et centré sur les questions sociales. Finalement, il faut se rendre à l’évidence qu’on ne peut provoquer des bouleversements, des révolutions tout en respectant l’ordre, la Constitution et les lois. Cela reviendrait à inventer la quadrature du cercle.

« Wir wissen ganz entschieden keine Revolution zu machen » (« Nous ne savons décidément pas faire de révolution »), écrivit Franz Clement dans la Luxemburger Zeitung le 12 janvier 1919. Même Jos (Jis) Thorn, député socialiste et républicain convaincu, décrivait l’époque comme « une période passablement enfantine » et était arrivé à la fin janvier 1919 à la conclusion que « nous ne pouvons aboutir que démocratiquement, pas à pas, réforme sur réforme… ».

Dans ce contexte, accréditer l’idée que la République luxembourgeoise ait été trahie par la France peut se défendre. Difficile à prédire ce qui serait arrivé sans le déploiement des troupes du Général de la Tour. On ne saurait cependant négliger les faiblesses et contradictions internes du mouvement républicain au Luxembourg. Grâce aux travaux de Henri Wehenkel et d’autres historiens, le débat a enfin été rouvert sur la signification de cette époque révolutionnaire 1918/1919. Il est loin d’être clôturé.

Henri Wehenkel : La République trahie, Éditions d’Lëtzebuerger Land, 2019 ; 191 pages, 29 euros ; ISBN 978-99959-949-6-9

Alex Bodry
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