Cinemasteak

Emotion picture

d'Lëtzebuerger Land du 07.02.2020

Partageant le même engagement politique que son compatriote Peter Watkins, Ken Loach a débuté sa carrière de cinéaste sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Profondément marqué par les larmes et les luttes réprimées de la classe ouvrière, sa caméra scrute depuis inlassablement les métamorphoses du libéralisme made in UK. Projeté mardi prochain à la Cinémathèque de Luxembourg, Land and Freedom compte parmi les rares excursions historiques de sa filmographie. Quittant l’Angleterre pour la guerre d’Espagne, Ken Loach livre une fresque poignante qui vise à commémorer l’expérience internationaliste menée au sein du POUM, ce fameux syndicat anarchiste qui comptait dans ses rangs un certain Georges Orwell. C’est de son Hommage à la Catalogne dont s’est d’ailleurs inspiré ici le cinéaste britannique.

Cet acte de commémoration est particulièrement émouvant dans Land and Freedom en ce qu’il est accompli par la petite-fille du protagoniste. À la mort de David dans les années 90, celle-ci rassemble ses documents personnels et découvre qu’il fut un militant anti-franquiste. En faisant revivre son passé à travers les investigations de la jeune archiviste, Ken Loach remet un legs aux jeunes générations, les invite à entreprendre auprès de leurs familles un pareil travail mémoriel. À cette implication émotionnelle du spectateur participent l’enthousiasme des chants des partisans et la noblesse des idéaux républicains dont l’Espagne sera le tombeau. Suivront ensuite les trahisons, les querelles de pouvoir, les guerres intestines entre anarchistes et communistes, puis la victoire de Franco... Là se jouait le destin de la vieille Europe, trois années avant la Seconde Guerre mondiale. Dans l’indifférence des gouvernements occidentaux, les internationalistes du POUM combattaient les fascistes.

Les émotions, dans les films de Ken Loach, emportent l’empathie du spectateur pour le conduire à épouser la cause des « beaux perdants » de l’Histoire. On pénètre avec justesse dans l’intimité des personnages, d’où ressortent les tensions et les contradictions d’une situation politique. Dans La Grève (1924) de Sergeï Eisenstein par exemple, c’est le suicide d’un ouvrier injustement accusé de vol qui vient motiver la révolte organisée des prolétaires. La tradition pathétique héritée de l’humanisme chrétien y prend une inflexion marxiste : les larmes ne conduisent plus à la Résurrection, mais aux armes de la révolution. À la même époque, dans la Dreigroschenoper (1928), Kurt Weill et Berthold Brecht donneront à ce procédé une variante caritative-marchande : les mendiants, qui officient pour le compte de Peachum, exhiberont de (fausses) loques et prothèses pour attendrir les passants et leur extorquer quelques pennys. On monnaie des larmes en pays capitaliste, comme autrefois on achetait des indulgences. À la croisée de l’art et de l’industrie, le cinéma demeure terriblement dépendant des larmes. Pour le meilleur, comme pour le pire.

Land and Freedom (GB-Espagne, 1995, vostf, 109’) est projeté le mardi 11 février à 20h30, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, place du Théâtre.

Loïc Millot
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