Devant tant de réglementations, certains gestionnaires de fonds alternatifs (AIFM) ne seraient-ils pas tentés par des destinations plus exotiques ?

Quelle valeur ajoutée ?

d'Lëtzebuerger Land vom 20.06.2014

Le 22 juillet 2014 sera une date charnière pour l’industrie de fonds alternatifs en Europe. C’est en effet à cette date que les gestionnaires de ce type de fonds devront avoir obtenu l’agrément de leur autorité de régulation s’ils souhaitent obtenir le fameux passeport de commercialisation qui leur ouvrira toutes grandes les portes du marché de l’Union européenne. Sont concernées toutes les sociétés de gestion qui gèrent des fonds d’investissement alternatifs (FIA) dont les actifs dépassent au total un certain seuil (100 millions ou 500 millions euros en fonction des conditions). Depuis quelque temps déjà, certains professionnels du secteur proclament haut et fort que cette directive sur les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs constitue une opportunité pour le Luxembourg. Mais qu’en est-il réellement ? Quelles vont être les retombées concrètes de cette « opportunité »?

En matière d’emploi, tout le monde s’accorde à dire que les conséquences seront indubitablement positives. Pour protéger au maximum les investisseurs, la directive AIFM impose une série d’obligations très contraignantes, à la fois pour les banques dépositaires, qui ont dû procéder à des recrutements importants, et pour les sociétés de gestion. « Une société de gestion qui veut être conforme à la directive doit au moins engager quatre personnes expérimentées : un compliance officer, un auditeur interne (dont la fonction peut éventuellement être externalisée), un risk manager et un investment manager », précise Bernard Pons, Fondateur et managing partner chez Pure Capital, une man-co (management company) luxembourgeoise qui a obtenu la licence AIFM en mai dernier. À la date du 6 juin 2014, seules 52 licences ont été accordées. La Commission de Surveillance du Secteur Financier (CSSF) a encore un peu plus d’un mois pour traiter les quelque 200 demandes restantes.

Obtenir la licence n’est pas une mince affaire mais le jeu en vaut largement la chandelle : d’après l’Alfi (Association of the Luxembourg Fund Industry), les fonds d’investissement concernés par cette directive représentaient, en mars 2014, plus de 18 pourcent du total des actifs nets sous gestion, soit près de 500 milliards d’euros, et ce chiffre pourrait encore augmenter si de nombreux acteurs du marché décident de baser leurs compétences au Luxembourg suite à cette directive AIFM. Sans compter qu’au niveau du recrutement, la Place financière luxembourgeoise a plus d’atouts à faire valoir que sa concurrente irlandaise pour attirer les professionnels de la finance : elle est au centre de l’Europe et au carrefour entre les deux grands pays que sont la France et l’Allemagne.

« L’opportunité pour le Luxembourg, ce n’est pas seulement dans la croissance des actifs, mais aussi dans le fait que la gestion du stock de fonds existants doit être supervisée par un AIFM agréé et que tout peut se faire dans un seul et même endroit », explique Raoul Chevignard, responsable AIFM chez Pure Capital. « La Place financière est attractive en matière de domiciliation de fonds et offre toutes les compétences nécessaires. La directive AIFM impose une couche de service supplémentaire qui permet au Luxembourg d’offrir des services de gestion et une plus forte valeur ajoutée que par le passé. » « En outre, le statut de ‘super man-co’, obtenu grâce à la licence AIFM, nous permet d’étendre aux fonds d’investissement alternatifs les services que nous offrons déjà aux fonds Ucits », conclut Bernard Pons. « Pour nous, c’est clairement un plus. »

Mais cette directive AIFM apportera-t-elle pour autant une importante manne financière ? Rien n’est moins sûr. Beaucoup craignent que de nombreux gestionnaires de fonds, notamment américains, soient effrayés par toutes ces réglementations – et la directive AIFM en est une parmi d’autres – et les coûts qu’elles engendrent et préfèrent opter pour des destinations peut-être plus exotiques mais moins contraignantes, moins coûteuses et avec un délai de mise sur le marché beaucoup plus court. Quitte à se séparer d’une partie de leur clientèle.

Au niveau européen, le Luxembourg a certes des cartes à jouer, ne fût-ce que par son multilinguisme, son terreau de compétences diverses et sa longue expérience dans la distribution transfrontalière des fonds. À cet égard, la Place financière est largement en avance sur ses pays voisins et même au-delà mais la comparaison ne tient plus lorsqu’on évoque l’Irlande. Domicilier ses fonds en Irlande est tout aussi intéressant sur le plan financier et les compétences à Dublin sont comparables à celles du Luxembourg. Quant à l’argument du multilinguisme, il devient relatif quand on sait que la majeure partie des fonds est d’origine anglo-saxonne. Les derniers chiffres de la CSSF de mars 2014 indiquent que les fonds d’investissement anglais et américains gèrent près des quarante pourcent des actifs nets de l’ensemble des OPC de droit luxembourgeois.

Au final, les avantages du Luxembourg et de l’Irlande sont pratiquement identiques, que ce soit au niveau de la directive AIFM ou des autres réglementations passées et à venir. La seule différence se situe au niveau de la notation : le Luxembourg détient le triple A. Ce n’est pas négligeable pour des investisseurs en recherche de sécurité et de stabilité. Toute la question est de savoir pendant combien de temps cet avantage concurrentiel restera pertinent. Le mois dernier, l’agence Moody’s a remonté de deux crans la note à long terme de l’Irlande : de Baa3 à Baa1. C’est surtout une question d’image et de marketing et la palme reviendra à celui qui saura mieux se vendre, estime Olivier Renault, country manager de Société Générale Securities Services au sein de Société Générale Bank & Trust.

Les banques sont également concernées par la directive AIFM. Non seulement parce qu’elles proposent également des services de gestion à l’instar des sociétés de gestion spécialisées, mais aussi parce que leurs devoirs et responsabilités en tant que dépositaires ont été considérablement renforcés. Parmi leurs grandes missions figurent désormais l’obligation de cash monitoring (le suivi et le contrôle des mouvements de liquidité) sur tous les comptes des fonds d’investissement alternatifs et l’obligation de restitution des actifs. Or ce supplément de contraintes va à l’encontre d’une baisse des tarifs demandée par le marché. « Nos clients, les asset managers, sont soumis à une pression sur les coûts de la part de leurs clients et la répercutent sur leurs providers », poursuit Olivier Renault. « D’un autre côté, nous subissons toute une série de réglementations – AIFM mais aussi Fatca, Mifid II et bientôt Ucits V – qui engendrent des dépenses importantes. La complexité devient d’autant plus grande que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces directives ne sont pas figées et évoluent constamment. Répondre à nos clients représente donc pour nous un véritable défi que nous relevons en les accompagnant dans la mise en place de solutions adaptées. »

Alors, la directive AIFM, une opportunité ? Au stade actuel, il est impossible de l’affirmer avec certitude. L’industrie des fonds, y compris le secteur des fonds alternatifs, connaît une croissance importante. Le Luxembourg et l’Irlande peuvent très bien cohabiter sans se livrer une guerre acharnée et les volumes semblent suffisants pour que les acteurs en place puissent gagner en profitabilité tout en respectant les directives édictées par Bruxelles. Mais il reste une inconnue et elle est de taille. Elle dépasse de loin la seule problématique des fonds alternatifs : quelle va être la réaction des investisseurs et des asset managers face à cette avalanche de réglementations et de coûts afférents ? Issus pour la plupart du monde anglo-saxon et d’Asie, il n’est pas du tout certain que ceux-ci soient prêts à sacrifier leurs marges ou leurs rendements sur l’autel de la protection des investisseurs.

Stéphane Etienne
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