Théâtre

Un homme ordinaire face à l’ennui

Ivanov au Grand Théâtre
Photo: Boshua
d'Lëtzebuerger Land du 06.03.2020

Joué, surjoué et presque trop joué depuis sa disparition en 1904, le théâtre d’Anton Tchekhov est partout. Dans cette mouvance, Myriam Muller s’en empare ici au Grand Théâtre et ce avec réussite, esprit, et quelques libertés de bon ton. Drame psychologique sur l’homme moderne, aussi vivace aujourd’hui qu’il l’était hier dans la Russie fin XIXe siècle de Tchekhov, Ivanov a libéré chez la troupe luxembourgeoise menée par Muller un vrai moment de plaisir et, en même temps, des sensations multiples entre relâchement et tension.

Ivanov, c’est d’abord un personnage. Comme souvent chez Tchekhov, c’est le héros – ou anti-, c’est selon – qui, conscient ou non, tire les ficelles de l’intrigue générale. Aussi, pour résumer la pièce, Ivanov le voilà : membre permanent de la commission des affaires paysannes mais sans le sou, intelligent mais raté, inapte à vivre dans son monde car trop lucide, plein de désamour pour une femme qui a tout abandonné pour lui. Son épouse depuis cinq ans, la juive Sarah Abramson, devenue Anna Petrovna par amour, est mourante. Son amour pour elle évanoui, Ivanov s’éprend de la jeune Sacha, fille d’amis proches. Plein de culpabilité, mourant d’ennui, Ivanov s’écroule à mesure que tout autour de lui s’effrite, pourrit et finit par disparaître.

Ivanov démarre donc en mollesse, synonyme de l’ennui profond qui habite le personnage éponyme. Le monde pour Ivanov est une déception, il n’a plus d’attente, pas plus que ses compères Lebedev (président du Zemstvo), Chabelski (comte, son oncle) ou Borkine (un parent) qui magouillent pour trouver quelques roubles ici et là entre deux beuveries. Déjà en scène à l’entrée du public, Ivanov se prélasse dans la solitude, d’ailleurs le seul véritable moment où il sera seul, avant sa mort suicidaire. Lui balançant un seau d’eau à la figure, Borkine rompt vite toute tranquillité, enchaînant avec des préoccupations administratives. S’en suit un ballet continuel d’entrées et de sorties des gens qui entourent et fatiguent Ivanov de leurs préoccupations. De la volonté de la metteuse en scène fidèle aux lignes du dramaturge russe, malgré cette débandade continuelle, une forme de monotonie s’installe pourtant franchement dans tout le premier acte. Une traduction assez juste du tempérament dans lequel est emprisonné Ivanov, dès le début partagé entre calme et agitation.

Ce qui domine aussi dans Ivanov, c’est la monstration d’une société, vénale, mondaine, voire antisémite – vieille rengaine de la Russie d’antan –, qui s’ennuie terriblement. Friand de ragots, de cartes, d’alcool mais vite lassé de ces jeux, ce microcosme bourgeois s’enlise dans une langueur qui devient presque morose. C’est dit, joué comme tel, et ironisé par Tchekhov qui avait d’abord écrit une comédie avant d’en faire un drame. Car même si ça rit franchement dans la salle, sans qu’on ne sache trop pourquoi, Ivanov n’est pas une partie de plaisir. C’est l’histoire d’un type normal, empêtré dans son indécision, ses envies d’autre chose, sa souffrance psychique d’homme se voyant vieillir.

C’est donc plutôt triste car terriblement palpable dans le réel et c’est cette force qu’injecte Muller à sa version. En effet, ici les dimensions classique et contemporaine se mêlent dans la mise en scène, ouvrant à des niveaux de jeu qui oscillent d’un personnage à l’autre, montrant Anna (Sophie Mousel) dans un lyrisme fort – magnifique chanteuse de surcroit –, Lébédev (Valéry Plancke) et Borkine (Pitt Simon) dans une juste puissance et d’autres comme Kossykh (Raoul Schlechter) dans une sorte de sous-jeu très précis. Les personnages viennent bien du théâtre, même si faits de traits d’une société existante, à l’image du parfait Ivanov que nous sert Jules Werner, aussi antipathique qu’attachant, jamais dans l’excès, presque humain pour de vrai, si on enlevait les artifices scéniques.

Et tout cela est utilisé à bon escient par Myriam Muller, profitant des ruptures omniprésentes dans le texte pour poser de jolis tableaux évolutifs, construits et déconstruits par les acteurs eux-mêmes. Des peintures scéniques qui jouissent d’un superbe travail scénographique (Anouk Schiltz) donnant à l’espace toute la teneur des phases que vit Ivanov.

Un grand tapis russe ou caucasien s’impose sur tout l’espace de jeu, devenant salon, bureau, lieu de réception, ou lieu sacralisé, une fois recouvert de pétales blancs. Un espace ouvert de toute part, où l’intimité n’existe pas. Les comédiens y entrent, en sortent, le foulent, s’y défoulent, le souillent, y boivent, y copulent, s’y battent… Comme reflet de tout ce que prend dans la figure cet Ivanov qui, réclamant la solitude, trouvera son salut dans la mort.

Sans qu’on comprenne l’utilité du quadri-frontal, dans cette ambiance, si le premier acte est plutôt mou, comme le veut l’auteur, « je mène l’action tout doux, tranquille, et, vlan, le spectateur prend tout dans la figure », Muller réveille la foule dès la réception au domicile des Lebedev, transformé ici en joyeux cabaret, pour plus tard introduire dans les derniers actes, une violence brute venue des corps et des voix. C’est un théâtre engouffré dans une cocotte-minute qu’on observe attentivement : de la caricature d’une société dans laquelle les personnages feignent le bonheur, à une critique sociale enfouie derrière le drame sentimental assassin qui explose en sad end.

Déjà sur le papier, Ivanov est une magnifique pièce, ce que Muller nous offre de plus dans sa version, c’est une belle soirée de théâtre, où le plaisir chatouille de voir un groupe de comédiens trouvant union au service du chef d’œuvre de Tchekhov. C’est beau de voir chaque acteur prendre de la voix et trouver sa place, même les petits rôles, quoique Tchekhov n’en écrit pas vraiment. Pourtant, aussi réussie que soit cette pièce, on y gagnerait néanmoins à trouver plus de dramatique que de brillantissime, pour conserver l’essentiel du théâtre tchekhovien plus que du mullerien. Et si le Ivanov de Myriam Muller est un succès collectif et théâtral, on ne s’en contentera pas. À quand une aventure « risquée », cherchant moins le parfait, usant de tentative, pour explorer plus encore le théâtre ?

Ivanov d’Anton Tcheckov, mise en scène : Myriam Muller, assistée par Daliah Kentges ; scénographie : Anouk Schiltz ; lumières Renaud Ceulemans ; musique live Jorge de Moura ; avec : Mathieu Besnard, Denis Jousselin, Nicole Max, Jorge de Moura, Sophie Mousel, Valéry Plancke, Manon Raffaelli, Raoul Schlechter, Pitt Simon, Anouk Wagener et Jules Werner ; une production Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; prochaines représentations ce soir, 6 et demain, samedi 7 mars à 20 heures au Studio du Grand Théâre ; theatres.lu.

Godefroy Gordet
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