Musique classique

Un Mahler ne vient jamais seul

d'Lëtzebuerger Land du 06.03.2020

« Artiste en résidence » durant cette saison, Daniel Harding a tout loisir de faire plus ample connaissance avec les musiciens de la troupe maison, et ce, à la faveur d’un planning chargé, qui l’a vu notamment assurer crânement la direction du concert du 28 février dernier. Où il appert que le chef anglais n’a pas son pareil pour mélanger les genres, pour faire revivre le grand répertoire, tout en s’inscrivant de plain-pied dans la modernité, ou pour se tourner vers des répertoires moins explorés, en imaginant des propositions originales. Aussi ne peut-on que le féliciter de satisfaire, comme il le fait, à des exigences contraires ou de nous faire découvrir de nouveaux visages d’artistes bien trop rares, comme le trompettiste suédois Håkan Hardenberger, qui va, de surcroît, à la faveur d’un bis sublime, tirer de son instrument des sonorités arachnéennes proprement inouïes.

Créée en 1955 à Hambourg, Nobody knows the trouble I see est l’une des œuvres les plus célèbres de Bernd Aloïs Zimmermann. Empruntée au negro-spiritual de même titre, dont le thème est utilisé comme cantus firmus, la composition fait appel aux éléments fondateurs du jazz ainsi qu’à une série dodécaphonique rappelant vaguement une gamme d’ut mineur. Un exemple de plus, qui illustre à quel point l’Allemand a toujours voulu décloisonner les coteries, en refusant de faire allégeance à un système, mais en les utilisant tous, en les brassant pour en tirer un style très personnel, d’une épatante liberté d’invention.Contemporaine de la lutte contre l’oppression de la population de couleur d’Amérique du Nord, l’œuvre porte, explique l’auteur, « toute la souffrance sourde et désespérée de la communauté noire ». Épaulé, dans cet hymne à la fraternité, par un OPL aux petits soins, donnant tout ce qu’il a dans les poumons (et ce n’est pas rien !), le trompettiste, à la virtuosité irréprochable et à la présence très charnue, se révèle souverain dans les passages brillants, nuancé dans les épisodes apaisés, tandis qu’à la direction, Harding fait la pluie et le beau temps, déchaînant des bourrasques saisissantes, ménageant des embellies gracieuses.

Second volet du binôme proposé, après la pause, par le sismographe musical britannique : la foisonnante et abyssale Cinquième de Mahler. C’est au moment de rencontrer Alma Schindler, l’amour de sa vie, que le Viennois composa cette symphonie, dont les cinq mouvements, allant de la tragédie au triomphe, symbolisent la progression des ténèbres vers la lumière. Elle débute, dans un climat délétère, par une marche funèbre, introduite par une fanfare lugubre, et se trouve ponctuée par deux Trios. Dès ce Trauermarsch, on est saisi par les couleurs d’incendie que Harding confère à la gravité de cet incipit. Indiqué comme « très véhément » (Stürmisch bewegt), le deuxième mouvement est un véritable « champ de bataille », au dénouement étrange. Le Scherzo qui suit est un mouvement gai dans son ensemble, avec quelques passages plus introvertis, marqués par des pizzicati de cordes et une ambiance plus apaisée.

Sorte d’horloge baudelairienne immatérielle (« Dieu sinistre, effrayant, impassible »), réminiscence extatique d’une transcendance diaphane au sein d’un chaos chthonien, la trouée du sublime Adagietto pour cordes et harpe qui suit est un morceau devenu très populaire. D’une écriture symphonique, il renvoie aux premiers Lieder de Mahler, et s’apparente à une lettre d’amour musicale écrite à Alma. Soyeuses et lumineuses, les cordes opéliennes mettent en valeur la ténébreuse mélancolie qu’exhale cette musique éthérée, dont le film Mort à Venise de Luchino Visconti, inspiré de la nouvelle éponyme de Thomas Mann, a fait un tube, où la baguette du chef tient les musiciens – et le public – non seulement en haleine, mais dans une sorte d’état second pour ne pas dire d’hypnose.

Enfin, le thème de l’Adagietto est repris et renforcé dans un Rondo brillant, haletant, alliant les prouesses compositionnelles à un chant exubérant de joie de vivre. Mené bride abattue par un chef intransigeant qui ne racole pas et auquel les Opéliens, en se donnant corps et âme, donnent les moyens de sa conception, ce Finale triomphal souligne le méticuleux travail d’un polisseur sonore passé grand maître, avec, comme dirait Paul Valéry, « de l’énergie et de l’intelligence au bout des doigts ».

José Voss
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