La SNHBM publie un inventaire de ses réalisations depuis 1919. On y découvre l’étendue insoupçonnée d’un parc immobilier instantanément privatisé

100 ans

d'Lëtzebuerger Land du 13.03.2020

Uchronie On s’étonne, à la lecture de l’Album du centenaire publié par la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM), de l’étendue du parc immobilier construit par le promoteur social depuis 1919. On connaissait les nouvelles cités érigées depuis les Trente Glorieuses à Bonnevoie, à Cessange, au Cents et au Kirchberg. On découvre, dans cet inventaire compilé par l’historienne de l’art Antoinette Lorang, que durant l’entre-deux-guerres, la Société avait également marqué de son empreinte les beaux quartiers. Dans les années 1930, le promoteur social a ainsi construit 64 « Beamtenhäuser » aux allures vaguement Art déco au Belair.

Si les règles de l’emphytéose actuellement en vigueur avaient été appliquées il y a un siècle, les premiers baux viendraient à échéance en cette année 2020. Seraient concernés une trentaine de cottages pittoresques érigés en 1921 au Limpertsberg. Le directeur de la SNHBM depuis 2008, Guy Entringer, se prête au jeu d’histoire alternative : « Il y aurait alors deux options : soit on prolongerait l’emphytéose, soit on rachèterait la maison à la valeur du gros-œuvre fermé. C’est-à-dire que les propriétaires toucheraient entre 50 000 et 100 000 euros – ce qui ferait probablement scandale... »

L’album publié par la SNHBM se lit donc également comme la chronique d’un gâchis. Un gigantesque parc immobilier a été intégralement dissout dans le marché. Au point que la Société se dit aujourd’hui incapable d’avancer un chiffre fiable sur le nombre de logements qu’elle a réalisés depuis sa création. (Il y a 25 ans, elle estimait avoir construit 6 200 logements ; ce qui correspond au nombre d’habitants d’une ville de la taille de Dudelange.)

Or, jusqu’à la fin des années 1990, la SNHBM cédait toutes ces maisons en pleine propriété, c’est-à-dire qu’elle les privatisait instantanément. De plus, jusqu’en 1980, la durée du droit de préemption que pouvait exercer la SNHBM n’avait été que de dix ans. Des objets immobiliers réalisés par la SNHBM finissaient donc régulièrement dans les petites annonces des quotidiens puis sur athome.lu. Des maisons achevées dans les années 1990 au Kaltreis ou au Cents y affichent aujourd’hui des prix dépassant allègrement les 1,4 million d’euros. Revendues au prix du marché, elles auront généré des plus-values pharamineuses pour les acquéreurs originels.

Lissage L’historique sur lequel s’ouvre l’album fait très corporate history : un récit officiel, peu problématisé et encore moins critique, plat comme un trottoir de rue. Comparée à la profondeur sociologique des recherches publiées par Antoinette Lorang dès 1994, l’approche semble ringarde, en régression. La raison de ce déphasage est simple, mais pas apparente pour le lecteur : Les premières 27 pages ont été rédigées par la SNHBM elle-même. La Société y écrit donc sa propre histoire, faisant largement un copier-coller de sa brochure d’anniversaire d’il y a 25 ans.

Le livre passe ainsi sur une curieuse circonstance : durant plus de soixante ans, entre 1919 et 1980, la société de promotion sociale aux capitaux majoritairement publics fut dirigée par la même famille. Le poste de directeur passe en ligne directe de Henri à Bob Frommes, le fils reprenant la charge à la mort du père en 1942, donc en pleine Occupation. Il aurait poursuivi une sorte de stratégie de résistance passive à l’occupant en faisant « traîner les travaux pendant plusieurs années », lit-on. Au lendemain de la Libération, « de vifs remerciements » auraient même été exprimés à son encontre pour avoir réussi à préserver la Société.

La SNHBM avait longtemps la manie de nommer ses cités d’après les membres de son conseil d’administration, un cénacle restreint de bourgeois philanthropes et de notables d’État, qui, dans les années 1970 encore, avaient catégoriquement refusé la recommandation du gouvernement de coopter des représentants syndicaux en leur sein. La cité-jardin à Cessange (1954) fut ainsi nommée d’après le directeur de la BCEE Ernest Hamélius ; celle à Soleuvre (1960) d’après le ministre d’État et président de la Banque Internationale à Luxembourg, Léon Kauffman ; celle au Cents (1967) d’après le premier directeur de la Société ; celle à Bonnevoie (1953) d’après Léon Metzler, le chef du contentieux de l’Arbed et « fervent défenseur du progrès social ».

Idéologues Pour une critique de l’idéologie de la SNHBM, il faut consulter Luxemburgs Arbeiter-
kolonien und billige Wohnungen. 26 ans après sa parution, la volumineuse étude d’Antoinette Lorang reste une référence incontournable. Elle y montre que la promotion de maisons unifamiliales – préférées aux grands ensembles collectifs mis en location par des insitutions publiques – exprimait un programme politique. En 1895, la Chambre vota la première loi facilitant l’accès à la propriété via des crédits bon marché. Ceci marquait le début d’une politique de la demande, depuis suivie par tous les gouvernements luxembourgeois. (Ainsi, en 2018, les exonérations et abattages accordés aux propriétaires se chiffraient à 627 millions d’euros de dépenses fiscales.) Dès l’exposé des motifs, on note qu’il faudrait suivre la devise « une famille, un foyer ». C’est-à-dire œuvrer « à solidariser l’esprit de famille, à préserver l’autorité du père, à renforcer le respect envers la mère, à propager le goût de l’ordre, à inspirer l’amour de l’économie, à imprégner le sentiment de la propriété, à repousser les idées subversives et à maintenir la paix sociale. » 

En 1919, le conseil d’administration de la SNHBM opta presqu’instinctivement pour le modèle de la petite maison unifamiliale et contre les « Mietskasernen », pour la propriété privée et contre les logements publics. Henri Frommes parla des clients de la SNHBM comme d’une « élite des locataires », des « exemples » qui se démarqueraient de la masse des ouvriers par leur « Sparsamkeit » et « Fleiß » : « Die Bedeutung des Eigenheimes in sozialpolitischer Hinsicht kann nicht hoch genug gewertet werden. Jedenfalls entzieht das Eigenheim dem Kommunismus vollständig den Boden. »

À partir de la fin des années 1950, la SNHBM délaissera entièrement le locatif social. Il faudra attendre 2001 pour que se mette en chantier un immeuble de logements locatifs au Domaine du Carmel. Cette politique, la SNHBM la justifiait non plus par un credo bourgeois mais par des arguments financiers. Longtemps exclue des subventions étatiques, la Société serait forcée à maintenir l’équilibre entre dépenses et recettes. Or, selon ses calculs, le locatif social aurait créé un déficit de trésorerie dès la première année et une perte abyssale au bout de quelques décennies. Bref, la SNHBM aurait construit ce qu’il était rentable de construire. Durant des décennies, ce fut au Fonds du Logement, créé en 1979, de colmater la brèche. Auprès du public, et notamment des élus communaux, la SNHBM sera perçue comme le promoteur de la classe moyenne, des propriétaires respectables, tandis que le Fonds du Logement représentait une clientèle de déclassés, de locataires, les classes dangereuses.

Depuis qu’en 2002, la subvention étatique a été portée à 70 pour cent, la SNHBM s’investit également dans le locatif social. Une activité qui se solderait par une « schwarze Null », dit Guy Entringer. Puis d’ajouter qu’à son avis, la méthode de calcul des loyers, qui s’élèvent en moyenne à quatre euros le mètre carré, et ceci indépendamment de la localisation, de la classe énergétique et de l’ancienneté du logement, devrait être reconsidérée : « Les loyers sont tout simplement trop bas. »

Traditionalisme Les « maisons-tours » de huit étages prévues dans la cité Frommes au Cents, seront encore rabaissées à quatre niveaux. Il faudra attendre la fin des années 1970 pour voir apparaître les premiers grands immeubles signés SNHBM. À partir des années 2010, surtout au Kirchberg (Quartier Grünewald, Domaine du Kiem, Réimerwee), les constructions changeront d’échelle. Pour ses grands projets, la SNHBM emploie les services d’architectes externes, ce qui se traduit souvent par une meilleure qualité architecturale.

Durant des décennies, la SNHBM n’aura construit ni de grands HLM comme dans les banlieues françaises, ni de forteresses de la classe ouvrière comme dans le « Rotes Wien ». Dans L’Album du centenaire, Antoinette Lorang le formule de manière plutôt policée : la SNHBM avancerait « avec prudence », n’aurait « pas l’ambition d’être avant-gardiste », ne s’engagerait pas « dans des expériences hasardeuses ». Naissent ainsi des grands lotissements résidentiels à faible densité et auxquels il manque souvent un véritable centre. (Ces cités sont par contre conçues autour de grandes aires de jeux.) À chacun sa petite maison et son petit jardin, comme à la campagne (les premières constructions contiennent même une étable pour élever du petit bétail). En 1981, le Land avait fustigé les cités de la SNHBM comme ensembles qui « sécrètent littéralement l’ennui, le cloisonnement et l’isolement ».

« À mes yeux, l’architecture joue un rôle moins important. Même si cela peut parfois créer des discussions en interne. Mais le but de la SNHBM, ce n’est pas de gagner des prix d’architecture », déclare Entringer. L’économiste se veut pragmatique : Le prix de la construction étant répercuté sur l’acheteur, on ne pourrait se permettre trop de fantaisie. « On ne veut pas vendre à perte, on veut vendre au prix de revient. En fin de compte, le client doit pouvoir passer à la caisse. Or, plus un projet sera beau, bio, génial, parfait… plus il sera cher ; il y a un lien direct. »

En reproduisant, en série et ceci durant des décennies, les mêmes maisons mitoyennes, la SNHBM est passée maître dans l’optimisation de l’espace. Elle a perfectionné, de manière incrémentale, les aménagements et agencements intérieurs. Ses logements ont la réputation d’être très bien pensés et d’exploiter chaque mètre carré. Pour Guy Entringer, la qualité se mesure au sein du foyer : « Je dis toujours à mes architectes : ‘Planifiez la maison en partant de l’intérieur : C’est là que les gens passent du temps, c’est là que le logement doit fonctionner.’ Mon principe, c’est que la maison doit être plus belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. »

Polystyrène La maison typique des années 1920-1940 présentait une façade avec quelques éléments Art déco (« moins radical et plus plaisant », note Lorang), un escalier maçonné recouvert de terrazzo et des couloirs recouverts de carrelage de chez Cérabati. Quasi toutes ces réalisations sont toujours debout. Même si, d’après les standards actuels, elles sont plutôt exiguës : environ 71-76 mètres carrés de surface habitable, soit la moitié d’un appartement à quatre chambres actuellement produit par la SNHBM. 

La manière de construire est tributaire du savoir-faire des constructeurs ; ainsi les murs mitoyens en moellons de cinquante centimètres d’épaisseur seront abandonnés à la fin des années 1960, lorsque les maçons italiens, maitrisant cette technique, partent à la retraite. C’est à cette époque que la SNHBM lance les premiers essais avec du polystyrène expansé comme isolant thermique, un matériau qu’elle continue à utiliser jusqu’à aujourd’hui, du moins pour ses maisons unifamiliales.

Les maisons unifamiliales dessinées ces dernières années par les architectes internes de la SNHBM sont ultra-standardisées. Elles ressemblent à des boîtes-à-chaussures, emballées d’une façade isolante (d’Land du 14 février 2020). Confrontée à leur monotonie, l’historienne de l’art Lorang se cantonne principalement à commenter les « touches de couleurs » sur les façades : leur « alternance » (par exemple : vert-orange-violet) ou leurs tonalités « raffinées » (blanc et mauve, en l’occurrence).

Bernard Thomas
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