Chroniques de la Cour

Gestion de crise

d'Lëtzebuerger Land du 27.03.2020

Deux cas avérés de Covid-19 à la fermeture des bâtiments de la Cour de justice. Le vide sidéral. Pas âme qui vive. « Impressionnant », dit un fonctionnaire qui a dû y faire un saut. Le 19 mars, le président Lenaerts s’est-il dirigé directement vers une salle d’audience pour y lire, accompagné d’un avocat général, une demi-douzaine d’arrêts ?

Le 26 mars, il y retrouvera Marc van der Woude, le président du Tribunal européen, pour y lire à eux deux une trentaine de jugements. Ce n’est pas une procédure extraordinaire. Un arrêt lu par une seule personne a autant de valeur qu’un autre déclamé au cours d’une audience dans laquelle siège un aréopage de juges en robe rouge devant un public nombreux. La méthode est régulièrement utilisée, l’été notamment, lorsque les longues vacances des juges laissent un calendrier vide. On meuble ainsi, pendant un jour ou deux jours, via une rafale d’arrêts lus par un ou deux volontaires restés ou revenus à Luxembourg.

Le service de presse insiste. C’est « business as usual » Les fonctionnaires travaillent à la maison. Il leur faut ainsi un PC portable muni d’un token, identique aux boîtiers Luxtrust, mais spécifique à la Cour. Imprévision ? Il a fallu en acheter en dernière minute. Il manque aussi des laptops. De source non officielle, près de 800, en comptant les vieux PC à changer. Ceux qui n’ont pas de portable peuvent lire leur courrier sur le webmail avec leur token. Ce n’est pas très sécurisé mais il faut faire avec. Certains ont installé un push mail sur leur smartphone privé. La Cour a craint une surcharge des réseaux, mais ils ont tenu bon. Le fait que toute la Cour n’est pas équipée a-t-il joué un rôle ? Le personnel télécharge-t-il, ou non, de gros fichiers ? On n’en sait rien. En tous cas, tous les cabinets, il y en a presque quatre-vingt-dix, sont équipés de portables, précise la Cour.

Le télétravail, a des règles identiques à celles du bureau, veut encore préciser le service d’information. Le personnel malade envoie un certificat médical. Ceux qui voudraient des congés posent leurs jours. Sauf pour les juges qui, du 3 au 19 avril, sont officiellement en vacances. Combien sont-ils encore à Luxembourg ? Combien sont-ils partis de chez eux quand il en était encore temps ? Ont-ils pris leur voiture, leur chauffeur avant la fermeture des frontières ? Le nouvel avocat général français Jean Richard de la Tour a-t-il eu le temps de déménager ? Questions sans réponse parce que la Cour considère ces informations comme étant couvertes par les règles sur la protection des données personnelles. Toujours la même ritournelle.

La Cour a en revanche publié deux communiqués sur son site, à l’adresse des avocats. Elle se dit forcée « d’adapter temporairement » ses modalités de travail et le Tribunal explique se voir contraint de « limiter fortement son activité juridictionnelle ». Les deux juridictions donnent priorité aux affaires urgentes. Cette crise aura des conséquences sur la charge de travail des juges européens en 2020. Les cours et les tribunaux nationaux chargés de poser des questions préjudicielles à la Cour en enverront forcément moins. Cette dernière va être soulagée, elle qui se dit débordée. Le Tribunal pourrait garder profil bas. Il est de notoriété publique que certains juges n’ont pratiquement rien à faire. Pour les bons connaisseurs du dossier, à chaque fois que l’institution est à un tournant décisif et que les médias s’y intéressent, les circonstances la rejettent dans l’obscurité.

Ce qui n’est pas pour lui déplaire. Les crises grecque, monétaire, migratoire et le référendum sur le Brexit sont toujours arrivés à point nommé. Cette année, Klaus Renner, Président de la Cour suprême administrative allemande et Luis Maria Diez-Picazo Giménez, Président de la troisième chambre de la Cour suprême espagnole sont chargés d’analyser la situation au Tribunal, qualifiée de critique et d’intenable par de nombreux observateurs. À supposer même qu’ils n’aient maintenant pas d’autres chats à fouetter, ils pourraient mettre en avant des statistiques faussées pour cause de Covid-19. Car les avocats des justiciables qui ont accès au Tribunal, à savoir les présumés voyous internationaux et terroristes, les entreprises, les multinationales et autres géants informatiques, de même que les fonctionnaires de la Commission, du Conseil, du Parlement ou de l’Office des marques d’Alicante, qui ont aussi un rôle à jouer, tout ce petit monde travaille au ralenti ce qui aura forcément une influence sur le nombre d’affaires à juger. Et pour 2020, le Tribunal recense à ce jour seulement 148 nouvelles affaires, que se partageront plus d’une cinquantaine de juges. Elles sont d’importance inégales et 54 d’entre elles sont des affaires de marque, un contentieux répétitif et technique qui pourrait facilement être traité par un tribunal spécialisé de sept juges si les hommes de pouvoir au sein de l’UE n’avaient pas décidé d’en nommer vingt-huit supplémentaires au frais du contribuable et sans raison valable. On en revient toujours là.

Dominique Seytre
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