Binge-watching

Sylvestre élégie

d'Lëtzebuerger Land vom 17.04.2020

Étrangement, peu de films ont abordé la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle les avancées techniques relatives aux révolutions industrielles ont ravagé les gueules humaines. Pluie d’obus, tirs en rafale de mitrailleuse ont dévasté paysans et paysages, si bien que Picasso voyait dans les horreurs du conflit une grande toile cubiste, mettant en rapport l’explosion de la perspective caractéristique de ce mouvement avec le morcellement des cadavres découverts au front... L’une des rares fictions s’étant confrontée à la Grande Guerre est due, paradoxalement, à un cinéaste américain. Dans Paths of glory (Les Sentiers de la Gloire), Stanley Kubrick et Kirk Douglas reconstituaient l’enfer de Verdun, ses offensives désespérées vers l’ennemi, ses replis misérables et anxieux dans les tranchées, sans oublier les relations houleuses entre soldats et la hiérarchie militaire qui conduiront logiquement à de courageuses mutineries. Ce qui vaudra évidemment à Kubrick les foudres de la censure. Réalisé en 1957, quand perdurait ce qui ne s’appelait pas encore la Guerre d’Algérie, le film ne sortira sur les écrans français qu’en 1975.

Il est une œuvre singulière et méconnue de la filmographie de Maurice Pialat, souvent négligée des exégètes de l’artiste (peut-être par snobisme envers les réalisations télévisuelles ?), qui s’intitule La maison des bois (1971). On doit ce feuilleton de sept épisodes (on ne parlait pas encore de « série ») dont l’histoire se déroule pendant la Première Guerre mondiale à Yves Jaigu, alors responsable des co-productions à l’ORTF. Celui-ci sera aussi à l’initiative de certaines contributions de Roberto Rossellini et de Jean Renoir pour la télévision. De façon relativement inédite à l’époque, la RAI et la société de production Lumière et Son seront associées au projet. Sous le titre La Casa nel bosco, La Maison des bois connaîtra donc une diffusion italienne.

Maurice Pialat vient tout juste de terminer L’Enfance nue (1969), réussite indéniable qui lui vaudra le prix Jean-Vigo, quand il entame cette entreprise au long cours. Mais au lieu d’adopter le point de vue sensationnaliste des combats, à la façon de Kubrick, Pialat prend le parti de la tendresse et de la vie quotidienne qui continue à l’arrière-front. Comment vivent celles et ceux qui ne sont pas en première ligne – enfants, femmes, aïeux et pères de famille restés au village ? Dès le générique du premier épisode, l’œil, troublé par ce qu’il peine à identifier, hésite : image fixe ou image mouvante ? Et quel medium est ici utilisé : sommes-nous devant une carte postale, un tableau de Millet, ou une prise de vue cinématographique dont la lisibilité est compromise par le grain de l’image ? Une musique s’élève simultanément, Trois beaux oiseaux de paradis, composée par Maurice Ravel au début de la guerre. Se diffuse alors une impression d’éternité soutenue par le chœur, la durée du plan et un paysage rural dépourvu de toute contamination moderne.

Un homme en uniforme bleu de soldat passe à travers champ, en même temps que l’on assiste au lever du jour. En ces temps obscurs, il est beau qu’une lueur solaire vienne ainsi redoubler l’ouverture du film. L’homme pénètre ensuite les rues du village, puis s’arrête devant la porte de l’école communale. Une femme sort et l’accueille. Solennelles retrouvailles. On ne peut entendre les mots murmurés qui s’échangent au cours de cette embrasse chaleureuse et recueillie, et c’est très bien ainsi. C’est le retour au pays natal de l’instituteur venu saluer au passage les enfants de sa classe. Celui qui l’a remplacé durant son absence se nomme Maurice Pialat, qui se montre toujours d’une sévérité aimante envers ces petits angelots.

Les institutions, en temps de guerre, structurent, réconfortent, ont une présence rassurante pour la population. Et si elles ne sont point parfaites, elles nous deviennent sympathiques par la manière douce avec laquelle les hommes les mettent en application. Avec l’instituteur, les figures principales et hautes en couleur sont le curé, le garde-chasse, le facteur, le marquis, les gendarmes, le bistrotier... Avec dignité, ils se présentent à nous avec leurs qualités humaines et leurs défauts que l’on sait pardonnables : en cachette, l’assistant du curé siffle le vin de messe avec la complicité des enfants de chœur ; le tenancier du café, malgré ses manières un peu brutales, paie régulièrement des tournées de vin à ses clients. Les enterrements mobilisent tout le village, comme dans un tableau de Courbet. Tel est le portrait sentimental que Pialat, en peintre, dresse de la France rurale. Un portrait d’avant la culture de masse américaine, dont l’intrusion sera décriée par les fascistes et par les communistes français. Un portrait ornementé d’expressions fleuries bien connues de nos grands-parents, du «Foutez-moi le camp ! » aux « Alors les mouflets, ça biche ? » lancés aux enfants, véritables protagonistes de cette mini-série. Si Pialat se plaît à filmer cette France humblement provinciale, c’est moins par conservatisme politique que parce qu’elle ressemble à la peinture qu’il aime. Celle de Courbet, Renoir et Van Gogh.

De façon plus informelle, la vie est partout : à travers les jeux malicieux des enfants dans la forêt, dans les dimanches et ses repas de famille bien arrosés, parmi les déjeuners sur l’herbe que l’on s’accorde au bord de l’eau, là où voguent les canotiers. Curieux sentiment de paix et de joie en ces temps belliqueux, s’il n’était ponctué de morts, de blessés et d’adieux déchirants sur le quai d’une gare. Autant d’aspects conviviaux et champêtres dont les avatars seront à retrouver dans Loulou (1980), Sous le soleil de Satan (1987) ou Van Gogh (1991). Ce sera le tournage le plus heureux de Pialat, si souvent présenté comme un metteur en scène colérique. La Maison des bois sera aussi son film préféré, comme il aimait le confier au terme de sa vie.

Les sept épisodes de La Maison des bois (1971), avec Pierre Doris, Jacqueline Dufranne, Agathe Natanson, Hervé Levy), sont disponibles gratuitement sur le site internet d’Arte jusqu’au 13 mai.

Loïc Millot
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