Contraints à la fermeture depuis le début du confinement, dépourvus d’horizon et sans filet de sécurité, les restaurateurs luttent pour leur survie. Le secteur est bousculé

Dur à avaler

Une livreuse de Wedely lundi à Bonnevoie
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.04.2020

Confinés déconfits Aline Bourscheid, 31 ans, et Clovis Degrave, trente ans, en ont gros sur la patate. Les deux jeunes entrepreneurs de la restauration et de l’hôtellerie se confient sur la terrasse, vide évidemment, de leur établissement à Dommeldange. À l’Hostellerie du Grünewald en ce mercredi midi, ils auraient pu, ils auraient dû, servir soixante couverts sous le soleil. Mais la crise du Covid-19 leur coûte, depuis début mars, leurs plus beaux et lucratifs mois de l’année. Les recettes sont aujourd’hui plus que maigrelettes. Le resto plutôt gastro continue de servir les gourmands à la carte (avec un menu toutefois restreint). Mais le velouté d’asperges-crumble de pistaches et le cochon ibérique jus de morilles sont préparés le matin et vendus à emporter le soir. Les euros gagnés sur le take away couvrent de menus frais. « On solde les factures des fournisseurs », explique le chef, qui alterne entre espoir et résignation. Il espère que l’effort parlera à la clientèle, rappellera leur existence à la réouverture. « On est quand même contents, parce qu’on voit que les gens sont satisfaits. L’octogénaire qui ne cuisine pas est bien heureux de s’offrir un repas de qualité de temps en temps. »
Clovis Degrave abandonne sa mine déconfite le temps d’un sourire.

Ces deux jeunes passionnés de la restauration gèrent l’établissement centenaire depuis 2017. Le plan d’affaires initial ne manque pas d’ambition. 18 salariés pour gérer le couvert et le gîte (trente chambres). L’ancien corps de ferme, 1 600 mètres carrés, est loué à un investisseur immobilier par l’intermédiaire de Munhowen. Le loyer mensuel ? 50 000 euros. Les charges cumulées ? 195 000 euros. Voilà quatre ans qu’ils gèrent l’affaire sans anicroche. Mais quand le lockdown est déclaré le 14 mars, la boîte dispose d’un mois de trésorerie. 17 salariés sont mis en chômage partiel. Les deux indépendants ne se servent pas de salaire. Les factures continuent de tomber. 1 500 euros d’abonnements chez Post, alors que le wifi des chambres ne sert plus. Seule la ligne téléphonique pour les commandes revêt un intérêt. « Nous avons demandé à Post d’annuler ces factures. Le Premier ministre (Xavier Bettel, DP) a dit qu’aucune entreprise ne fera d’argent sur le dos des autres. Nous attendons de voir », s’inquiètent les jeunes entrepreneurs. Idem pour le service des eaux, qui demande un acompte pour trois mois. « Nous n’allons pas consommer d’eau. À quoi bon payer pour quelque chose que nous n’allons pas utiliser ? », s’interroge le restaurateur. Concernant le loyer, des discussions ont débuté entre le propriétaire, le bailleur et le locataire pour trouver une solution, « à trois ». Le duo d’entrepreneur est optimiste, mais la situation ne saurait s’éterniser. « Le gouvernement et la Commune doivent annoncer quelque chose. Prendre des mesures. Nous ferons le maximum, mais cela ne peut durer ainsi », lâche Clovis Degrave. Il a déjà préparé sa terrasse. Sur le parking et dans l’éventualité d’une réouverture, un gazon synthétique accueillera des tables résolument espacées les unes des autres.

On envisage la reprise Alain Rix, président de la fédération des hôteliers et des restaurateurs Horesca, « ne comprend pas pourquoi on n’arrive pas à ouvrir plus tôt ». Le lobby prépare des lignes directrices pour rouvrir en satisfaisant aux précautions sanitaires. « Il faudrait que Kersch et tout le monde se mettent à table et présentent une stratégie », demande Alain Rix. La profession réclame deux semaines pour se préparer. L’annonce de l’ouverture des écoles, des foyers de jour et potentiellement de leurs cantines s’apparente soit à une injustice si les restaurants restent parallèlement fermés, soit à la lumière au bout du tunnel. Comment permettre aux enfants de se mélanger frénétiquement à la récré et interdire aux parents de manger sagement dans un espace sécurisé ? Les restaurateurs se préparent à travailler différemment. Déposer le plat sur une grande table. S’équiper de gants et de masques. Beim Bertchen à Wahlhausen (dans le nord), Steve Martellini assure qu’il a acheté du gel hydroalcoolique en suffisance. Mais ces mesures suffiront-elles d’un point de vue sanitaire ? Citant une étude chinoise, le New York Times détaille cette semaine comment, dans un restaurant du Guangzhou en janvier, un client portant le virus du Covid-19 mais asymptomatique a contaminé neuf de ses congénères (sur 81 personnes présentes) au cours d’un seul dîner à cause de l’aération.

Le Luxembourg compte 1 600 restaurants, 900 cafés et 228 hôtels. 20 000 personnes travaillent dans le secteur, détaille Alain Rix. « Si ça n’ouvre pas bientôt, trente pour cent des établissements vont disparaître. On se dirige vers une catastrophe… à moins que l’État nous soutienne », souffle le lobbyiste. Il avance déjà « une grosse perte » au niveau des bistrots qui font de la petite restauration. Ces établissements n’ont que peu, voire pas du tout de trésorerie. « Ce qui tue, ce sont les loyers, les frais courants des terminaux bancaires (Six) ou du matériel informatique », explique Alain Rix.

Boire la tasse Le conseil communal de la capitale s’est réuni lundi après-midi. L’opposition (Déi Gréng, Déi Lénk et le LSAP) puis la coalition DP-CSV ont déposé des motions pour aider les commerces de la Ville, et notamment des opérateurs de l’horeca. Parmi les signataires de la motion déposée par l’opposition, Gabriel Boisante. L’élu socialiste (il remplace depuis quelques mois Marc Angel, parti au Parlement européen) connaît bien le dossier. Il (co)exploite cinq établissements, dont le très branché Bazaar et le jeune mais déjà incontournable Paname. Il emploie à ce titre pas loin de 200 salariés. Il sait qu’on ne récupère pas le chiffre d’affaires non réalisé pendant les mois de confinement. Que les charges sont, en l’état, simplement étalées, et que demeure in fine la somme payée normalement. Le chiffre d’affaires recule en fonction du nombre de semaines non travaillées ; plus si une terrasse dope les ventes quand viennent les beaux jours. « Entamer la trésorerie, c’est creuser sa tombe », balance Gabriel Boisante. L’entrepreneur prédit lui aussi qu’un grand nombre ne tiendra pas trois mois dans ces conditions. « Des restaurateurs, des gens du milieu à qui je parle, préparent leurs fermetures », informe-t-il. Le modèle de la restauration est par essence risqué. « La moitié ferme dans les trois premières années », affirme l’entrepreneur (qui, lui, enchaîne les succès commerciaux). Il suffit de peu pour que l’aventure capote. Il énumère : un mauvais calcul, un concurrent qui siphonne la clientèle, une voiture qui brûle dans un parking (en référence au Rousegäertchen) ou un chantier qui s’éternise.

Gabriel Boisante ne croit guère à la pertinence économique des mesures de distanciation sociale dans les restaurants. Un resto qui ne sert que quarante pour cent des couverts ne sera de toute façon pas rentable. Selon l’intéressé, pour les restaurants « démocratiques », le break-even se situe autour d’un taux d’occupation de 70 ou 80 pour cent. L’issue du problème se trouve dans une mise en hibernation des trésoreries des commerces. Point barre. La collectivité doit renoncer aux charges (patronales, énergie, etc.) incombant à ces commerces. Elle doit en sus honorer celles dues au privé afin de ne pas provoquer un effet domino. C’est ce que demande le patronat par la voix de Nicolas Buck, président de l’UEL. Clovis Degrave expose l’application de la théorie à la pratique. « Si on fait faillite, nos 18 salariés ne retrouveront pas de boulot tout de suite. L’État portera alors la charge de leurs allocations-chômage. Cela coûterait moins cher de refinancer dès maintenant (sans attendre de remboursement, ndlr). » Gabriel Boisante invite l’État et la Ville à parachever l’édifice de stabilisation. « On a dégagé tellement d’argent pour les aides. On n’est pas loin de faire un truc super », plaide-t-il. Le représentant LSAP à la Commune renchérit : « On aide les salariés, mais pas les patrons. On est comme des boxeurs. Donnez-nous les moyens de rester dans le ring et on continuera à prendre les coups. »

Assurancetourix La restauration ne peut en tout cas pas compter sur les assureurs. Contactés individuellement pour savoir si les principales assurances couvraient les pertes d’exploitation liées au Covid-19, les dirigeants des Foyer, Lalux et Axa renvoient vers l’association professionnelle, prétextant qu’il s’agit d’un « sujet de place » (Marie-Hélène Massard, Axa) ou d’une question de « secteur » (Christian Strasser, Lalux). Marc Hengen, patron de l’Aca, prétexte que l’assurance sur la perte d’exploitation est « une garantie complémentaire à d’autres risques », comme un dégât des eaux ou un incendie, spécifiés dans le contrat. « La pandémie n’est pas assurable, car le principe n’est pas mutualisable », tranche-t-il, car la pandémie est par définition nationale et internationale. Interrogé sur la question de savoir si les protagonistes du marché des assurances s’étaient parlé pour savoir quelle position adopter, Marc Hengen botte en touche. Neuf assureurs, dont les plus importants, ont été condamnés en 2012 pour une entente illicite sur le marché de l’assurance responsabilité civile auto. On fait donc attention à ce qu’on dit. Contacté, le Conseil de la concurrence assure veiller. Marc Hengen communique lui qu’après vérification « auprès des membres » que « des gens ont posé la question » et qu’il n’est pas au courant d’actions en justice. Le médiateur en assurance côté consommateur, maître André Marmann, indique ne pas avoir été saisi. En France, un assuré s’est retourné contre son assureur pour ne pas honorer la garantie pour perte d’exploitation. Au Grand-Duché, la complainte des assureurs sonne faux.

Et qu’en est-il des banques ? Les établissements de crédit, mis en scène par le gouvernement pour leur rôle dans le sauvetage de l’économie, ne bénéficient pas du crédit des restaurateurs. Alain Rix s’en étonne alors que la loi sur les minimis et celle sur les garanties bancaires étatiques (à 85 pour cent) facilitent a priori l’accès à la liquidité. Les restaurateurs répondent qu’ils conçoivent l’endettement pour investir dans un projet de croissance, pas pour éponger un manque-à-gagner né d’un décret politique. D’autant que la garantie étatique, souligne Gabriel Boisante, intervient en cas de déconfiture en troisième rideau après que les créanciers ont récupéré les billes restantes auprès de l’entreprise puis de l’entrepreneur à titre personnel.

Les motions déposées au conseil communal ont été votées. Les commissions prendront le relais d’ici une dizaine de jours. Gabriel Boisante espère un déblocage de fonds – puisque le chancellor of the exchequer communal Laurent Mosar (CSV) a indiqué qu’il y avait un milliard d’euros en réserve – d’ici la fin mai. D’autres arrivent à la rescousse en attendant une telle éventualité pour les restaurants de la capitale. Sachant que ceux du reste du pays attendent le sursaut étatique en complément des aides déjà allouées (2 500, 5 000 ou 12 500 euros selon la taille de l’affaire ou la gravité du problème). Des initiatives privées voient le jour. L’association Hungry days in Town (fondée entre autres par la journaliste spécialisée de RTL France Clarinval) lance dans les jours qui viennent la plateforme luxfoodhall.lu. Les restaurateurs pourront y vendre des bons d’achat, c’est-à-dire des menus payables immédiatement (pour apporter des liquidités au restaurateur) et à consommer à l’ouverture. Kaaftlokal.lu (initiative de la Confédération du commerce) propose cette possibilité, mais les restaurants sont peu nombreux et perdus au milieu des boutiques.

Au niveau des entreprises, on envisage de plus en plus la livraison. Quand cela tient la route financièrement tout le moins. « Avec nos 200 couverts au Bazaar, faudrait que je livre une demi tonne de houmous par jour pour rentrer dans mes frais  », précise Gabriel Boisante. Marc Neuen, patron de Linc et de la plateforme spécialisée Foostix, constate bien un « shift », une adoption progressive de la livraison à domicile dans ce contexte. Certes, de nombreux restaurants ont fermé leurs portes pour le confinement. Des 110 inscrits sur la plateforme (qui prend dix pour cent de commission sur la commande, mais qui ne fournit pas de service propre de livraison, celui-ci restant à la charge du restaurant), on est passé à une quarantaine la première semaine. Mais ils sont une soixantaine maintenant à profiter des services de commande en ligne. « Nous avons une croissance énorme du panier moyen. Avant la crise on tournait autour de 33 euros. Nous sommes monté à 47, donc une augmentation de presque cinquante pour cent. » L’entrepreneur conclut que ce ne sont plus seulement des couples, mais davantage de familles qui ont recours à la livraison. La présence de plus en plus prégnante des livreurs de Wedely, visibles avec leurs blousons rouges dans les rues de la capitale, le révèle également (voir p. 9). Dans un contexte sanitaire, perturbé, la tendance pourrait perdurer.

Pierre Sorlut
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