Psychologie

Le paradoxe de la caverne

d'Lëtzebuerger Land vom 01.05.2020

Maintenant que les tavernes sont closes, nous sommes tous retournés dans notre caverne, où nous nous retrouvons un peu comme ces prisonniers que Platon a décrits, il y a quelque deux millénaires et demi. Souvenez-vous : Des hommes sont enchaînés depuis l’enfance dans une caverne souterraine, sans pouvoir bouger la tête, obligés ainsi de regarder droit devant eux un mur où défilent leurs propres ombres, mais aussi celles d’autres hommes qui s’affairent dans leur dos. La seule lumière provient d’un feu allumé derrière les deux groupes, condamnant les prisonniers à prendre ces ombres pour la réalité. Imaginez maintenant, nous dit Platon, qu’un de ces captifs soit libéré de ses chaînes et entraîné dehors. Il sera inévitablement ébloui par le soleil qu’il n’a jamais vu, mais peu à peu il s’habituera à la lumière et verra la vérité des choses. Revenu dans sa caverne, il sera, de par sa nouvelle sagesse, jalousé et mal vu de ses congénères, ou bien, au contraire, élu pour être leur guide.

Nous expérimentons aujourd’hui, quasiment in vivo, la célèbre allégorie de Platon, … mais à l’envers, envers et contre nous, serai-je tenté d’écrire. En effet, ce qui tient lieu de caverne à Platon, est (ou plutôt était) à nous le grand air, la vie sociale et économique avec ses ombres chimériques de course à la richesse et aux honneurs, de gaspillage des ressources de la planète, d’hypocrisies et de compromissions. Tant que nous vivions à l’extérieur, nous étions en dehors de nous-même ; confinés seuls dans nos cavernes, nous avons rendez-vous avec nous-même, comme sur le divan du psychanalyste, et la lueur de l’ampoule nous éclaire bien plus sur nos vérités que la lumière du soleil. L’intérieur de la caverne fonctionne comme un prisme inquiétant et étrange de notre propre intérieur, séparant notre clair-obscur en penchants et dégoûts, en désir de puissance et pulsion à obéir, en soif de savoir et faim d’ignorance. À ce prix, le vertige devant nos abîmes deviendra enchantement devant nos possibilités. Freud le disait dans Die Verneinung : « Es ist wie man sieht wieder eine Frage des Innen und des Aussen. » Et du coup l’extérieur de Platon, tout en devenant notre intérieur, n’est plus extérieur à nous. Ou vice-versa. Vous suivez toujours ? Sinon, allez donc relire Platon qui semble avoir prévu la situation actuelle : « La vue peut être troublée de deux manières et par deux causes opposées, par le passage de la lumière à l’obscurité ou par celui de l’obscurité à la lumière. » Soyons réalistes maintenant, et demandons l’impossible, comme on disait dans un lointain mois de mai : quelques-uns parmi nous, comme le philosophe de Platon, devront bien se résoudre à s’habituer à la nouvelle clarté, et surtout à en profiter.

Et quand le temps viendra où nous quitterons la caverne pour la taverne, nous verrons bien quel accueil le Stammdësch réservera à ces happy few, ces rares (forcément rares) sages qui auront eu le courage de retenir la leçon du confinement. Les mettront-ils à mort sur les réseaux sociaux ou les tréteaux moraux, ou les éliront-ils comme chefs pour appliquer dans la taverne les recettes apprises dans la caverne ?

Ainsi, pour avoir voulu combattre la brute des masses par la lutte des classes, le ministre du Travail vivra-t-il son élection ou son éjection ? Pourquoi ne pas nous laisser aller à rêver un petit peu, et à imaginer que les prisonniers auront le courage d’enlever leurs chaînes et de suivre les préceptes de ceux auxquels l’exil intérieur aura ouvert le cœur et l’esprit. Alors, la lutte des classes remettra de l’huile dans la machine grippée par la perte des repères identitaires et par la fuite dans des identités caricaturales qui excluent l’Autre. Elle renforcera l’ADN de celui qui lutte pour devenir ce qu’il est, et qui ne s’éreinte plus à vouloir devenir ce que l’autre était.

Et cette lutte des classes bien comprise fera enfin advenir le temps de l’Uebermensch cher à Nietzsche, non pas le Herrenmensch de la race aryenne, mais le surhomme qui se surpasse et se dépasse pour retourner les valeurs et chasser les voleurs. L’homme au sens de « Mensch » et non de « Mann » et encore moins de « man », cet « on » informe et inhumain, pourfendu par Heidegger, le philosophe nazi pour une fois pas trop mal inspiré. Le man inauthentique mutera ainsi en Uebermensch authentique qui paiera décemment les infirmières et les caissières, tout en taxant aussi décemment l’argent qui dort, qui spécule et qui s’hérite sans mérite. Il rétablira les classes sociales dans le débat politique et les abolira dans les classes scolaires. Il imposera (enfin !) un gel du prix de l’immobilier afin que tout un chacun puisse se confiner dans sa propre caverne lors de la prochaine pandémie. Et, last but not least, il prendra soin du patient planète comme il a pris soin des patients atteints du virus. In fine, il se sera rendu compte que la solidarité nationale aura rendu ses lettres de noblesse à l’État Providence.

Mais il n’oubliera pas non plus que le Covid-19 aura certes fauché beaucoup de monde, mais que ses conséquences sociales, psychologiques et économiques en auront encore tué beaucoup plus. Dans l’hémisphère Sud, famines et maladies tropicales ont explosé à la suite du lock-down planétaire. Nos politiques et scientifiques avaient peur de devoir faire, faute de moyens, des tris cornéliens, digne de la médecine de catastrophe, entre ceux et celles qu’on pouvait soigner et les autres qu’on devait laisser mourir. En aval de l’épidémie, nos décideurs et notre civisme ont réussi à aplanir la fameuse courbe des infections. Mais on passa pudiquement sous silence qu’en amont de la pandémie, le choix, non pas cornélien mais simplement immoral, a été fait de sacrifier la partie misérable de l’humanité. Le premier choix a seulement rendu possible le second. Le nouvel surhomme admirera donc le génie du monde occidental pour avoir construit une nouvelle Arche de Noé et sauvé ainsi l’espèce occidentale. Mais il se dira aussi que le Uebermensch aura besoin d’un Ueberstaat, non pas d’un État totalitaire du genre Big Brother mais d’un sur-État qui fera appel à la solidarité mondiale, voire mondialisée pour engendrer non pas un État Providence, mais un Monde Providence, où les pauvres du Sud ne mourront plus pour sauver les riches du Nord.

Ah oui, j’oubliais : l’allégorie de la taverne est décrite dans le chapitre sept de La République qui est une description d’un État idéal, donc utopique, donc irréalisable. Quant au surhomme, prophétisé par Zarathustra, il n’est pas censé pointer le bout de son nez avant plusieurs siècles…

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Paul Rauchs
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