La Chambre des députés prise d’assaut et mise à sac

La journée du 13 août 1919

d'Lëtzebuerger Land du 21.02.2020

Le 13 août 1919 fut une journée particulièrement chaude. La soif était grande, soif de bière et de justice. Deux mois après l’introduction du suffrage universel, les ouvriers mirent à sac la Chambre des députés. Une bien curieuse façon de célébrer l’avènement de la démocratie.

Tout avait commencé le matin à Esch, sans qu’on sache qui avait lancé le mot d’ordre de cesser le travail et de se rendre dans la capitale. Plusieurs centaines de personnes se rassemblèrent sur la place du Marché. La Chambre des députés devait se réunir dans l’après-midi pour débattre de l’indemnité de vie chère, toujours promise, toujours ajournée. À 11 heures, 800 ouvriers quittèrent Esch à pied pour aller manifester à Luxembourg. Le temps était venu de prendre de force ce qui leur était dû.1

« Die Auszahlung ließ auf sich warten, und so wurde dann auf einmal die Parole lanciert: ‚Wir gehen uns die Zulage nach Luxemburg holen!‘ Wer das unter der Hand verbreitet hatte, ist nicht bekannt, aber man erzählte, dass J.P. Krier, der jüngste der Brüder Krier, auf Terres Rouges die Alarmsirene ertönen ließ, der zu gleicher Zeit jene der übrigen Hüttenwerke antworteten. Überraschend war, dass dem Ruf allgemein Folge gegeben wurde. Aus allen Ortschaften der Minettegegend kamen die Arbeiter per Zug, Fahrrad und zu Fuß. » C’est dans ces termes qu’un témoin de premier ordre, Lily Krier-Becker, l’épouse de Pierre Krier, rapporta les faits.2

À Differdange, les délégués syndicaux furent avertis à 10 heures par un télégramme de leur Centrale. À 10 heures 30, le Arbeiter- und Bauernrat appela par affiche tous ceux qui pouvaient se libérer à cesser le travail. À 11 heures, les sirènes de l’usine donnèrent le signal du rassemblement devant le portail, où Adolphe Krieps, le dirigeant syndical, essaya de retenir les manifestants, estimant le risque trop grand de devoir affronter les militaires français. 200 ouvriers prirent quand même le train de 12 heures 41. La police constata également des arrêts de travail à Rodange ainsi qu’à Rumelange, où Franz Kemp, le président de la section locale du Berg- und Hüttenarbeiterverband, s’opposa à l’appel intempestif.

À Hollerich, le commissaire de police joua le rôle d’un chef de gare notant l’arrivée et le départ des trains de manifestants. À 11 heures 30, un premier contingent de 600 manifestants venus d’Esch se présenta à la Gare Centrale. Des délégations furent envoyées aux Ateliers de construction Paul Wurth, à l’Aciérie de Hollerich et à l’usine de Dommeldange pour amener les collègues à rejoindre le cortège. Dans la montée de Gasperich, on accueillit ceux qui venaient d’Esch à pied. Vers 14 heures arrivèrent les 500 ouvriers des Ateliers des chemins de fer, les 400 ouvriers de Steinfort et ceux de Differdange. Le cortège atteignit à ce moment 6 000 personnes, selon la police, « gruppenweise herausfordernd und revolutionär », raillant les gendarmes postés sur leur parcours, menaçant de leur casser la gueule (« bekommen deren auf die Schniss »), appelant à renverser les tramways, se proposant déjà de démolir la Chambre des députés. On arracha au passage les carottes dans les jardins et les pommes dans les vergers pour un repas rapide et frugal. Quelques slogans politiques se firent entendre : « Man sprach auch unter ihnen von einer Räteregierung, das jetzige System sei nichts, usw. »

Vers 14 heures 45, les habitants de la capitale virent apparaître une colonne interminable d’ouvriers débouchant sur le Pont Adolphe en rangs par cinq, apparemment pacifiques, apparemment disciplinés, des hommes couverts de poussière et ruisselant de sueur. Ils chantaient des chansons sentimentales françaises et des versions adaptées de l’hymne national De Feierwon. Sur la place Guillaume, des syndicalistes prirent la parole à partir du perron de l’Hôtel de Ville : Mathias Stranen, un dirigeant de la section d’Esch, Venant Hildgen, le président du Conseil ouvrier des chemins de fer, Jean Bukowak, le représentant des mineurs, Lily Becker, présentée comme la gérante de la coopérative « Le Populaire », un ouvrier de Steinfort (Anton Nicilas), le porte-parole du « Alters- und Invalidenverein » et un délégué des Italiens, tandis que devant la Chambre les manifestants s’occupaient de l’accueil des députés arrivés en retard. Jean-Pierre Probst, député socialiste de l’aile bourgeoise, reçut une pomme verte en pleine figure.3

À l’intérieur de la Chambre, on débattit de la proposition élaborée par la commission parlementaire. Un crédit de douze à quinze millions avait été alloué, ce qui correspondait en principe à 400 francs par tête. Ne connaissant pas le nombre exact des bénéficiaires, on décida d’accorder un acompte de 250 francs, l’équivalent de deux semaines de ce qui était considéré comme le minimum vital. Beaucoup d’argent pour un gouvernement dont les caisses étaient vides, une aumône pour ceux qui avaient dû faire face à quatre ans de pénuries et de montée des prix. Au cours des débats, les objections compliquèrent la question et augmentèrent le cercle des bénéficiaires. Pierre Krier demanda 400 francs tout de suite. Prum proposa de soutenir également les ouvriers agricoles, d’autres voulaient intégrer les petits artisans, les veuves et les retraités. Hemmer refusa de voter sous la contrainte. Lacroix craignit un impôt sur les revenus et des mesures confiscatoires.4

À l’extérieur, la foule grossissait, atteignant 10 000 à 12 000 personnes selon la police. Des orateurs improvisés surgirent de la foule et se relayèrent sur le perron de la Chambre. On ne voulait plus de paroles, mais des actes. Des délégués étaient envoyés dans la Chambre pour interpeler les députés et le gouvernement. Vers 17 heures, le vote était acquis : 250 francs et rien de plus. Les députés ouvriers prirent la parole pour vanter les mérites du compromis obtenu et demander aux ouvriers de se disperser. Pierre Krier avait obtenu du gouvernement qu’il mette trois trains spéciaux à la disposition de ceux qui voulaient rentrer. Ils se firent tous huer. Reuter se dit enroué et ne se montra pas. Le ministre Collart s’adressa à la foule à 19 heures à partir du balcon, il se fit traiter de spéculateur, d’usurier et de vendu. Pendant qu’il essayait de se faire entendre, un « petit bonhomme » se lança sur le perron sous le balcon. Il accordait un quart d’heure à la Chambre pour voter une indemnité plus substantielle. Sinon on prendrait d’assaut la Chambre.5

À ce moment, le Parlement n’était déjà plus en nombre ni en état d’accorder quoi que ce soit. La foule était tellement comprimée qu’elle reflua vers la rue de l’Eau, contournant et encerclant la Chambre. Le Parlement était devenu une forteresse, un château fort. Les portes étaient verrouillées. Plus personne n’entrait ni ne sortait. Les députés étaient prisonniers, les représentants du peuple coupés du peuple, il n’y avait plus de dialogue, mais seulement un lieu de pouvoir à prendre. Les premières vitres cassées sonnèrent comme le tocsin appelant le peuple à la révolution. On arracha les pavés, on prit les grilles qui protégeaient les rosiers et on s’en servit comme de béliers pour enfoncer les portes de devant et de derrière. Les plus courageux escaladèrent les murs pour pénétrer dans le bâtiment. Ils arrivèrent jusqu’à la bibliothèque de la Chambre et jusqu’à la cuisine du Palais. Ils se pourvurent des ustensiles de cuisine comme projectiles. On parla d’une tentative d’incendie au vu d’un candélabre renversé. Il fallut les coups de sommation de la gendarmerie pour faire partir les assaillants. Pendant ce temps, les députés et le gouvernement, majorité et opposition réunis, se réfugièrent dans la cave, dans la salle des sténographes et dans le grenier.

L’armée arriva peu après 20 heures. D’abord les soldats français accueillis aux cris de « Vive la France », « Vive la liberté » et « Vive les Prussiens », ensuite les Luxembourgeois, en tout 180 hommes. Le journal Obermosel-Zeitung raconta : « Wieder ein Anlauf. Es blinkten Bajonette. Donnerwetter, was ist denn das? Richtig, das ist das luxemburgische Militär. Sie marschieren recht entschlossen drauf los, ihre Offiziere haben sie fest in der Hand, man sieht gleich, dass sie nicht mehr vom Dezembergeist beseelt sind. » Allusion à la mutinerie de décembre 1918. Les soldats français établirent un cordon de sécurité autour du Parlement, les soldats luxembourgeois dégagèrent la place avec les baïonnettes sur le canon. Il y eut des cris, des bousculades, quelques blessés. En un quart d’heure tout était réglé. Quelques irréductibles s’attardèrent sur la place Guillaume, appelant à la grève générale.

Le lendemain, les ouvriers reprirent partout le travail. Dans la capitale, les promeneurs visitèrent le champ de ruines. S’il avait fallu encore un argument pour convaincre les indécis à voter pour le maintien de la Grande-Duchesse Charlotte, c’était fait. Pendant l’assaut, personne n’avait appelé à attaquer le Palais grand-ducal. La monarchie s’était faite discrète depuis janvier, on l’avait complètement oubliée. Quant au gouvernement, son président ne s’était pas montré pendant toute la journée, sa voix étant enrouée. La presse tira les habituelles leçons, accusant soit le gouvernement d’avoir manqué d’autorité soit l’opposition d’avoir joué avec le feu. Ils se mirent d’accord pour mettre les violences sur le compte de la canicule, de l’instinct grégaire et de quelques éléments douteux.

Le 15 août les membres du Berg- und Hüttenbarbeiterverband d’Esch se réunirent en assemblée générale sur la place du Marché. Entre 1 500 et 2 000 adhérents étaient venus selon le Luxemburger Wort. Le président du syndicat, Bernard Herschbach, qui cumulait ce poste avec celui de chef du « Parti populaire » proche du pouvoir, fut violemment attaqué. Les opposants se réclamèrent d’un syndicalisme indépendant des partis politiques selon l’exemple de la CGT française. Le comité fut obligé de démissionner. Le 23 août un deuxième rassemblement – 1 600 personnes – eut lieu sur la place Dellhéicht. Une commission pour la surveillance du commerce fut constituée sur le modèle français qui appela les ménagères à l’action directe pour contrôler les marchés et obliger les paysans à vendre leurs produits aux prix fixés par les communes. Ce mouvement de protestation fit tache d’huile et provoqua de nombreuses bagarres. Le 5 septembre à Dudelange, le syndicaliste Nic. Biever appela au calme 200 ouvrières qui voulaient renverser les étalages. Dans la capitale, on confisqua aux paysannes le beurre et les œufs pour les vendre au prix réglementaire. Des marchands se refugièrent dans le Cathédrale, d’autres dans un café où ils furent assiégés pendant des heures. 

L’émeute du 13 août eut des suites pour quelques participants. À Rodange, des ouvriers furent licenciés pour avoir arrêté le travail sans préavis. Aux chemins de fer, Venant Hildgen fut convoqué à Strasbourg pour rendre compte de ses actes à la direction générale. La police dressa un procès-verbal pour atteinte à l’ordre public contre cinq ouvriers. Krier, Jean-Pierre, 19 ans, et Krier, Antoine, 23 ans, furent arrêtés. Un communiqué de presse les présenta comme des idéalistes incapables d’actes violents. « Wir raten der Regierung eine Beschwichtigungspolitik. » Les deux furent relâchés après cinq jours. Le journal du Parti populaire constata, résigné, qu’un raz de marée populaire avait emporté la direction syndicale : « Zum Teil ist es jetzt gelungen, Kollege Herschbach (…) herauszuekeln. »6

La presse réagit en général avec modération, essayant de distinguer entre casseurs et manifestants. Le plus violent fut le journal Der Wegweiser qui était l’organe du Parti populaire de Herschbach et Kappweiler. Il attaqua ceux qui prêchaient la violence, le bolchévisme, l’égalité des hommes et des femmes et l’amour libre, dénonça un complot des « Manchesterliberale der bürgerlich-aristokratischen Klasse » qui auraient semé la méfiance contre les dirigeants syndicaux et se seraient servi d’une poignée de « Radaubrüder à la Trotzki ». Dans le Tageblatt, Frantz Clément se réjouit de la défaite des dirigeants syndicaux, « das Sympathischste der ganzen Bewegung ». « Seit Jahren erniedrigen sie jeden sozialen Prinzipienkampf zu einem ganz banalen Lohnkampf. » Ils auraient noyé la lutte pour un « État de Justice » réunissant prolétaires, intellectuels et bourgeois dans un océan de mesquinerie et de haine.

Dans le journal socialiste Die Schmiede un certainPier Vanaicken (Pol Michels) attaqua les rodomontades romantiques qui poursuivraient le leurre d’une révolution prolétarienne confinée au Luxembourg et plaidait pour une révolution à l’échelle d’un continent, « ein auf gegenseitiger Selbstlosigkeit ruhendes Bündnis mit den werktätigen Massen des Ostens ». Scrutant l’horzon, il émit quelques doutes : « Wenn bis zum Spätherbst die Völkerscharen zwischen Rhein und Mosel nicht fraternisieren, wird die Machtentfaltung der leninistischen Botschaft schwinden und die Sonne von Moskau (…) erblinden. »7

Que se passa-t-il donc pendant cette journée fatidique du 13 août 1919 ? Le mouvement fut-il vraiment spontané ? Comment expliquer alors que des masses ouvrières vinrent en parfaite synchronie de toutes les usines du pays, interrompant le travail, entreprenant une marche forcée et s’accordant sur les mots d’ordre ? Les orateurs du meeting de la place Guillaume ont-ils rejoint après coup un mouvement déclenché sans eux ? L’initiative des deux frères cadets de Pierre Krier, qui auraient imité la voix de leur aîné et déclenché les sirènes des usines, explique-t-elle que de telles masses d’ouvriers aient suivi ?8

Le déroulement des événements montra la fragilité du mouvement syndical naissant et en même temps la force de la vague de fond populaire. L’organisation syndicale n’avait pas encore de permanents et son élément moteur se trouvait dans les usines. C’étaient les conseils ouvriers constitués en novembre 1918 dans la bataille pour la journée des huit heures qui décidaient des actions à lancer et qui recrutaient et réunissaient les membres. On peut parler dans ce sens d’une démocratie directe ou d’une république des conseils qui se développait sur le modèle allemand ou russe. Le nombre énorme de participants aux assemblées générales qui se tenaient sur les places publiques peut laisser songeur. Cette démocratie ouvrière fut à la base de l’émergence du syndicalisme et resta longtemps après la défaite de mars 1921 dans la mémoire comme une alternative. Le syndicalisme de négociation tire sa force d’un syndicalisme de revendication et d’autogestion.

L’indifférence voire le mépris envers l’institution parlementaire doit aussi nous rappeler qu’il n’y a pas de démocratie sans peuple et que la démocratie est née sur la place publique et est un enfant de la rue, qu’elle s’est construite dans le conflit et la contestation et a besoin de citoyens vigilants. Le jour où le système politique et le mouvement syndical se réduiront à un simple mécanisme, la démocratie sera morte. À l’heure où les institutions de la démocratie représentative s’érodent, il est utile de revenir aux sources et de se remettre en mémoire le mouvement venu de la base. Les vitres cassées du 13 août étaient un avertissement.

1 Auguste Collart : Sturm um Luxemburgs Thron. 1959, p. 314-316 ; Henri Wehenkel : « Der Anfang der revolutionären Bewegung in Luxemburg ». In : Beiträge zur Geschichte der Kommunistischen Partei Luxemburgs. 1981, p.18-20 ; Denis Scuto : Sous le signe de la
grande grève de mars 1921. 1990, p. 190-195

2 Lily Krier-Becker : Pierre Krier, ein Lebensbild, 1957, p. 57-58

3 ANLux/Justice 76 p. 1-2 : rapport de police, Hollerich 13.08.1919 ; Justice 88, p. 1-9 et 18 : procès-verbal contre Krier, J.P. ; Krier, A. ; Burmer, Rech, Hess ; p. 10-15 : rapports Differdange, Esch, Rodange, Rumelange ; p. 25-35 : enquête contre Krier, J.P.

4 Chambre des députés, 13.08.1919, Compte Rendu 1918-1919, p. 4552

5 Obermosel-Zeitung, 16.08.1919, 19.08.1919, 26.08.1919 ; Volkstribüne, 14.08.1919, 16.08.1919, 19.08.1919, 21.08.1919, 23.08.1919, 26.08.1919 ; Luxemburger Wort, 14.08.1919, 16.08.1919, 18.08.1919, 23.08.1919, 25.08.1919 ; Escher Tageblatt, 13.08.1919, 14.08.1919, 16.08.1919, 25.08.1919 ; Die Schmiede, 16.08.1919, 23.08.1919, 30.08.1919, 06.09.1919, 27.09.1919 ; Indépendance luxembourgeoise, 14.08.1919, 15.08.1919, 16.08.1919 ; Der Arme Teufel, 31.8.1919

6 Der Wegweiser, 06.08.1919, 23.08.1919, 30.08.1919, 6.09.1919

7 Der Wegweiser, 16.08.1919, 23.08.1919 ; Escher Tageblatt, 16.08.1919 : « Rote Wellen » (éditorial non signé) ; Die Schmiede, 16.08.1919 :
« Stellungnahme zum Problem Weltrevolution »

8 Voir l’interview de Lucien Cahen, reproduite partiellement dans Janine Wehenkel-Frisch, Der Arme Teufel, monographie d’un journal socialiste, dont le texte intégral sur bande originale a été déposé au CNA. Sur la continuité des conseils ouvriers depuis novembre 1918 voir :
Lily Krier-Becker, op. cit., p.43-44

Henri Wehenkel
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