Qui payera les loyers en avril ?

Le tabou

d'Lëtzebuerger Land du 27.03.2020

En juin 1919, alors que le pays émerge de quatre années de privations, des tribunaux arbitraux des loyers sont introduits par un arrêté d’urgence, ceci pour protéger les locataires contre les prétentions exagérées des propriétaires. En avril 1982, alors que l’Arbed s’enfonce, le gouvernement décide de bloquer tous les baux commerciaux, et ceci pour deux années consécutives. En mars 2020, pour contenir la pandémie, le gouvernement place le pays en état d’urgence, limitant radicalement les droits de se rassembler, de circuler et de travailler de ses citoyens. Mais il n’ose pas toucher au sacro-saint droit des propriétaires de récolter leurs loyers.

Tout au plus, l’État annonce-t-il suspendre toutes les procédures d’expulsion de locataires et renoncer, tout comme le feront les principales communes, aux loyers pour les locaux commerciaux qu’il détient. Or, sans moratoire temporaire des loyers, une large partie des aides publiques versées aux PME sera illico capturée par les propriétaires privés. Pour les ménages modestes, qui seront nombreux à ne toucher plus que 80 pour cent de leur salaire sous le régime du chômage partiel, payer le loyer sera un casse-tête : déjà en temps « normal », il engloutit jusqu’à 53 pour cent de leur revenu.

Lors de sa conférence de presse, vendredi dernier, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), avançait prudemment sur la question, s’exprimant comme l’avocat de faillites qu’il avait été : « En ces temps extraordinaires, les créanciers privés doivent pouvoir être raisonnables sans que l’État n’ait à prendre de mesures ». Par crainte d’offenser la petite et grande bourgeoisie immobilière ou d’apparaître comme le Commissaires du peuple en ces temps d’état d’urgence, les ministres ont longtemps préféré garder la question en suspens. Ils lancent des appels à la « solidarité nationale », aux « arrangements » et au « bon sens ».

Le président de l’Union des propriétaires, Georges Krieger, ne semble pas avoir entendu l’appel. Avide d’attention médiatique et de la publicité gratuite que celle-ci génère, l’avocat spécialisé en droit immobilier passait la consigne à la nation des propriétaires : « Ne pas renoncer au loyer pour le moment ». Si la situation devait perdurer, alors il faudrait éventuellement faire preuve de « flexibilité », en étalant par exemple le remboursement sur le temps, expliquait-il à la Radio 100,7. Ressentie comme un outrage à l’unité nationale décrétée, la déclaration aura soulevé une vague d’indignation de David Wagner (Déi Lénk) à Pierre Gramegna (DP), en passant par Frank Engel (CSV) et Franz Fayot (LSAP).

Pour les cafés, à l’arrêt depuis dimanche, 15 mars à minuit, la question des loyers met à nu la structure pyramidale de tout un secteur : En général, les propriétaires louent aux brasseries, qui sous-louent aux cafetiers, qui sous-sous-louent les chambres à l’étage. Toute une chaîne de valeur où chacun engrange sa marge – à part les sous-sous-locataires, pour la plupart des ouvriers immigrés, en bas de l’échelle. Les propriétaires de cafés auraient tout intérêt à ne pas laisser couler leurs locataires, estime Georges Lentz Jr, directeur de la Brasserie nationale (Bofferding). Il file une métaphore : « Nous sommes tous dans le même bateau. Peu importe de quel côté l’eau entrera, on finira tous mouillés. »

Les brasseries se retrouvent aujourd’hui dans le rôle de fusibles. « Si le propriétaire ne veut pas [faire un geste] et que le sous-locataire ne peut plus, c’est nous qui devrons payer », dit Lentz. La Brasserie nationale loue ainsi 386 immeubles à des propriétaires pour les sous-louer à des cafetiers. Un désir d’expansion territoriale, couplé à la volonté d’imposer leurs produits via des contrats de vente exclusive, qui risque aujourd’hui de se retourner contre les brasseries. Car si un café fait faillite, ce sera à la brasserie de trouver un repreneur, tout en continuant de verser le loyer au propriétaire. Par le passé, ce fut par ce « risque locatif » que les brasseurs justifiaient les majorations de loyers qu’ils imposaient aux cafetiers. Cette pratique fut interdite en février 2018, sauf en cas d’« investissements spécifiques », une formulation vague qui permet une marge d’interprétation. Les brasseries, estime Lentz, seraient « les banquiers de l’Horeca ».

Alors que les bistrots sont pour la plupart des mini-entreprises, souvent précaires et sous-capitalisées, la propriété des immeubles qui les hébergent est étonnamment concentrée. C’est le fruit d’une accumulation historique : les descendants des familles brassicoles continuant à jouer un rôle prédominant. La question du prêt immobilier à rembourser ne se pose donc souvent pas. Mais on trouve également des outsiders sur ce marché, comme ce fonctionnaire de la Gesondheetskeess, aujourd’hui à la retraite qui, depuis les années 1980, a réussi à accumuler une centaine de cafés, qu’il loue en bloc aux brasseries, s’assurant ainsi un immense cash-flow mensuel qui lui sert à rembourser ses prêts bancaires.

« On prendra des mesures pour faciliter la vie de nos locataires, on va donner un coup de main », promet Serge Libens, président de M Immobilier. Cette société anonyme veille aux intérêts fonciers et immobiliers des familles auxquelles appartenaient les brasseries Mousel et Funck. Elle détient 180 bistrots, loués en bloc à la Brasserie Diekirch (donc à AB InBev), ainsi que le grand complexe Rives de Clausen. Estimé à une valeur de cinquante millions d’euros, ce parc immobilier a généré un résultat net de cinq millions d’euros en 2018, d’après les bilans déposés au Registre de commerce. Libens veut se montrer « juste et bienveillant ». Il serait même disposé à « supprimer un mois complet de loyer », mais veut attendre « ce que l’État va faire ». Libens concède que, depuis un moment déjà, on se trouve dans une phase où le nombre des cafés est en baisse : « Si cela se passe sur dix ans, cela ne pose pas de problème. Mais si c’est d’un coup, la vie sociale va être sérieusement perturbée. »

En attendant, les Libens se sont improvisés fournisseurs en désinfectant. Leur micro-distillerie Mansfeld, spécialisée dans la production de gin et de vodka, met à disposition des autorités publiques de l’alcool à 96 degrés. Jusqu’ici, estime Libens, la distillerie aurait gratuitement distribué plus de 2 000 litres d’alcool, livrés en grands fûts à tous les hôpitaux du pays. Il resterait 8 000 litres en stock.

Bernard Thomas
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