Roumanie

Croisade contre le gaz de schiste

d'Lëtzebuerger Land vom 16.08.2013

L’homme en soutane n’a pas raté une seule manifestation contre l’exploration des gisements de gaz de schiste. Vasile Laiu n’est pas un pope ordinaire, il est l’archiprêtre orthodoxe de la ville de Bîrlad située à l’est de la Roumanie. Cette petite ville est dans la ligne de mire de la société américaine Chevron, à laquelle les autorités roumaines ont offert une concession de 600 000 hectares de terre. But de l’opération : explorer les gisements de gaz de schiste pour une future exploitation à l’échelle industrielle. « Dieu va juger chacun de nous, explique le pope Laiu. Nous allons tous rendre compte de nos faits. On naît et on meurt une seule fois, mais je préfère mourir debout que de périr la tête dans la boue de Chevron. »

Agé de 50 ans Vasile Laiu a non seulement le sens de la métaphore mais aussi le goût de l’action. L’homme en soutane s’est entouré d’une équipe de spécialistes locaux et sillonne les villages de la Roumanie profonde pour prêcher contre le géant américain. « Bientôt nous n’aurons même plus le droit de respirer dans notre pays, nous allons tous être esclaves de Chevron, lance le pope en colère aux paysans venus l’écouter. Nous n’avons plus le droit de penser ou de vivre, notre seul droit est de faire ce que d’autres nous disent de faire. Si Chevron commence les travaux, je connais des gens qui s’immoleront pour protester. » À son appel, des dizaines de milliers de Roumains se sont mobilisés pour manifester contre l’exploitation du gaz de schiste.

Extrait à grande échelle aux États-Unis, le gaz de schiste commence à intéresser plusieurs pays européens, surtout en Europe de l’Est, où la dépendance vis-à-vis du gaz russe irrite aussi bien la population que les autorités. Mais l’extraction de cette nouvelle source d’énergie à des milliers de mètres de profondeur pose problème. Le gaz de schiste se trouve dans des formations rocheuses accessibles grâce aux nouvelles technologies. Leur fracturation nécessite d’injecter de l’eau mélangée à du sable et à des produits chimiques pour pouvoir extraire le carburant. Les opposants à cette technologie craignent que les produits utilisés lors de la fracturation pénètrent dans les nappes phréatiques. L’Union européenne (UE) n’a pas encore de politique commune à ce sujet, mais une chose est certaine : la peur de la Russie hante toujours les pays d’Europe de l’Est, qui font bon accueil, notamment en Roumanie et en Pologne, aux technologies américaines dans l’espoir d’acquérir l’indépendance énergétique.

Dans l’opposition jusqu’en mai 2012, les socialistes roumains s’étaient déclarés farouchement opposés à l’exploitation de cette nouvelle source d’énergie en s’alignant sur la France et la Bulgarie qui l’ont interdite. Mais une fois au gouvernement, ils ont changé d’avis. « Ce serait extraordinaire de ne plus être dépendants du gaz importé de Russie, affirme le Premier ministre Victor Ponta. La Pologne va avoir du gaz de schiste à 80 dollars pour un millier de mètres cubes alors que nous achetons chez Gazprom la même quantité pour 450 dollars. Si la Roumanie réussit à exploiter le gaz de schiste, Gazprom sera le premier perdant. » Le chef du gouvernement roumain s’enorgueillit d’avoir comme conseiller Wesley Clark, ancien général américain en charge du commandement de l’Otan lors de la guerre du Kosovo. Depuis, le général s’est converti aux affaires en intégrant le conseil d’administration de la BNK Petroleum, société très active dans la recherche de gaz de schiste en Pologne.

Les relations très tendues avec la Russie font que la Roumanie ne fait aucune confiance à Moscou et Bucarest souhaite acquérir l’indépendance énergétique. Dans les années 2000, Bucarest a privilégié les rapports avec les États-Unis et mis quatre bases militaires à disposition de l’US Army et du futur bouclier anti-missile américain. Mais Vasile Laiu n’a que faire des problèmes de géostratégie. Sa priorité : assurer la tranquillité des villages de son département. À la fin de chaque messe, il invite ses fidèles à une croisade contre cette nouvelle source d’énergie controversée. « C’est une guerre contre l’indifférence de ceux qui nous dirigent », martèle-t-il à la fin du sermon.

Après la messe de ce dimanche caniculaire, cap sur le village Gara-Banca situé à une vingtaine de kilomètres de Barlad. Il frappe à la porte des paysans, passe un moment avec eux, et avant de leur donner la bénédiction, il leur explique les enjeux. « Dis-moi, Grigore, tu vois ton puits ?, dit-il au paysan qui vient de lui offrir un verre d’eau fraîche. Si les Américains commencent les travaux tu pourras l’oublier. Ils vont empoisonner la nappe phréatique et tu ne pourras plus faire boire ta famille ni abreuver tes animaux. Dans quelques années tous ces champs seront désertés. » Des paroles simples, mais qui font de l’effet sur ces paysans qui vivent de l’agriculture de subsistance.

À Bucarest, dans un bureau luxueux situé au centre ville, le PDG de Chevron, Tom Holst, clame ses bonnes intentions. « L’avantage clé du gaz de schiste est de permettre à chaque pays de mettre en œuvre une politique de sécurité énergétique en réduisant les importations de gaz de l’étranger », conclut-il. Mais si les autorités roumaines ont entendu le message, les paysans se préparent pour les futures hostilités. « Dieu jugera chacun de nous, explique Vasile Laiu en se signant. Nous allons tous rendre compte de nos faits. On naît et on meurt une seule fois, mais je préfère mourir debout que périr la tête dans la boue de Chevron. »

Mirel Bran
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