Chroniques de la Cour

Quis custodiet ipsos custodes ?

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2020

Ainsi, ils ont sauvé le soldat Alexander Kornezov ! Le juge et président de chambre bulgare au Tribunal européen dont la nomination initiale à la Cour de justice européenne avait pourtant été jugée illégale, peut poursuivre sa carrière. Un fonctionnaire de Bruxelles qui, toute sa vie professionnelle, a scruté le droit européen, n’en revient pas. « J’ai honte pour la Cour ! À l’heure où celle-ci donne des leçons sur l’État de droit à la Pologne et à la Roumanie », s’exclame-t-il. Un cri du cœur partagé par d’autres juristes pour qui le principe fondamental du juge légal a été bafoué par les juges européens, le 26 mars, dans une décision de la Cour dite de « réexamen », noyée dans un flot d’arrêts rendu à la veille des vacances de Pâques.

Le principe du juge légal est inscrit dans la Convention des droits de l’homme et dans la Charte des droits fondamentaux. La Cour de Strasbourg l’a imposé à la Russie et à la Géorgie dans une série d’arrêts. Les juges doivent être indépendants et impartiaux et la procédure de nomination doit avoir été suivie à la lettre. Or, le Tribunal européen et la Cour, dans son réexamen, reconnait que la procédure qui a conduit à la nomination de Kornezov était illégale. Mais au lieu d’en tirer la conséquence – le Bulgare doit partir – la Cour estime qu’à part cela, le reste la procédure est respectée et Alexander Kornezov, de toutes façons, avait les compétences requises ! Elle se prononce pour son maintien à la Cour, contredisant ainsi le Tribunal. Celui-ci, avant 2016, jugeait certaines affaires en dernier ressort, la Cour n’ayant alors que ce « réexamen » pour le contrer dans des cas exceptionnels.

Deux hommes sont pris en otage. Erik Simpson, juriste linguiste au Conseil et un certain HG. Tous deux en procès avec leur employeur. L’un exigeait un avancement en grade, le second contestait une sanction disciplinaire. Depuis respectivement dix et cinq ans, ils sont trimbalés de recours en renvois dans un dossier qui les dépasse. Petit rappel. À l’origine : la nomination de Kornezov au Tribunal de la fonction publique, lequel a été dissous le 1er septembre 2016. Contrairement au mode de sélection des juges au Tribunal et à la Cour, nommés par les États, un appel à candidature était lancé auprès du public. Kornezov arrive en deuxième position. Banco ! Deux juges sont en fin de mandat. Mais le président du TFP, un des deux juges sur le départ se ravise et se présente à nouveau. Il est rajouté en tête de liste. Kornezov se retrouve numéro trois. Colère du gouvernement bulgare qui le soutient à fond. On frise l’incident, une solution bancale – un demi-mandat chacun – est proposé puis refusé par les Bulgares. Puis c’est au tour d’une juge espagnole d’arriver en fin de mandat. Enfin une place pour Kornezov. Sauf que les textes disent qu’il faut à chaque fois lancer un nouvel appel à candidature. Le temps presse. Les pays qui auront déjà un juge le feront monter au Tribunal européen à la disparition du TFP. La Bulgarie continue son forcing. D’après une source, le Conseil en parle au président de la Cour puis reprend sa vieille liste. Il sait qu’elle n’est pas valide mais il n’a pas le temps d’organiser une nouvelle procédure. Kornezov est nommé sur la vieille liste. Il reste quatre mois au TFP, six semaines de vacances comprises et monte ensuite au Tribunal. Sa nomination sera contestée par les avocats des deux fonctionnaires, y compris par celui de la société américaine Crocs.

Querelles byzantines ? Pas vraiment. Au-delà de la question de principe relative à l’État de droit déjà évoquée, les avocats spécialisés dans le contentieux des fonctionnaires européens sont vent debout. Inquiet, l’un deux explique : « Mutatis mutandis, avec ce réexamen, les fonctionnaires européens vont perdre confiance dans la protection juridique de leurs droits. Une faute grave dans la procédure de nomination d’un fonctionnaire pourrait ne pas conduire à ce que sa nomination soit annulée, sous prétexte qu’il est compétent ! » Certains dénoncent aussi des décisions discutables. Le premier avocat général, saisi pour dire s’il convenait de réexaminer ou non l’arrêt du Tribunal, donne une réponse pas très claire. Qu’à cela ne tienne, la Cour attend la fin de son mandat pour demander à son successeur d’être plus précis. Le dossier est ensuite confié à l’avocate générale britannique Eleanor Sharpston qui, au mois de septembre dernier, rend des conclusions en faveur du maintien de Kornezov. On apprendra par la suite que la Cour l’a autorisée à garder son poste après le départ des deux juges britanniques.

Et puis l’impression que les juges sont tout puissants. Lorsque la Cour a refusé que l’UE signe la Convention des droits de l’homme alors que cette adhésion avait été négociée pendant des années, c’était pour éviter d’avoir un « organe externe » – traduisez, la Cour européenne des droits de l’homme – qui la contrôle. Le poète latin Juvénal se posait déjà la question : « Quis custodiet ipsos custodes » ? Mais qui gardera ces gardiens ? La Cour sait qu’elle n’a pas de compte à rendre.

Dominique Seytre
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