Binge watching

Sacré secret

d'Lëtzebuerger Land du 05.06.2020

Propulsé peu avant le confinement à grands coûts publicitaires, ZeroZeroZero est la nouvelle série produite et diffusée par Canal + et Skyline, une collaboration qui s’était révélée fructueuse lors de la diffusion précédente de Gomorra. De ce nouveau projet on pouvait craindre l’effet de redite, afin de s’assurer sans risque un succès certain : une énième histoire de mafiosi ficelée par Stefano Sollima, réalisateur de la série Romanzo Criminale (2008) et des épisodes adaptés de l’œuvre éponyme de Roberto Saviano. Si l’Italie a le vent en poupe, c’est malheureusement pour la fascination paradoxale qu’exerce le phénomène de la mafia sur le public. Attrait du secret, du sacré. Tout ce qui est habituellement interdit en société devient en effet la règle : on corrompt, on assassine, on deale en masse de la cocaïne, le tout entaché d’un christianisme noir où le sang versé a valeur de sanctification.

Dans ZeroZeroZero, le trafic de drogue devient plus manifestement un épiphénomène de la mondialisation, du capitalisme sauvage. Dès le premier épisode, le monde est divisé en acheteurs, vendeurs et intermédiaires. De part et d’autre de l’Atlantique, des cargos au contenu clandestin arriment impassiblement dans des cités portuaires et pauvres, autrement dit parfaites pour l’implantation de sociétés mafieuses. Dans cette internationale de la drogue, les cargaisons des fournisseurs partent de Monterrey (Mexique) à destination de l’Europe, vers le tristement célèbre port calabrais de Gioia Tauro occupé par la ‘Ndrangheta (les acheteurs). L’entremise est assurée en Nouvelle-Orléans par la famille Lynwood, spécialisée dans le fret de cocaïne outre-Atlantique (les intermédiaires). Tout au long des huit épisodes que compte cette saison, l’histoire circule sur cette tectonique des plaques, basculant d’une famille et d’un pays à l’autre, révélant par contraste les disparités sociologiques de ses acteurs. Du Mexique à l’Italie, en passant par le Sénégal et le Mali, la fable suit une forme itinérante qui se rapproche du Bureau des légendes.

Suite au décès du père Lynwood (Gabriel Byrne), mortellement blessé lors d’un dîner d’affaires virant au fiasco après l’intervention d’une unité d’élite de l’armée mexicaine, Chris et sa sœur Emma doivent assumer seuls la responsabilité du legs familial. Sur le modèle du Parrain de Coppola, c’est la mort fondatrice du père qui vient une fois de plus bouleverser l’ordre et l’histoire familiaux. Un événement qui est ici au commencement et à la fin de l’épisode ouvrant la saison. Et qui fait souvent retour dans la fiction pour en suspendre le déroulement. Traumatiquement.

Autre affiliation avec Le Parrain, la figure cruelle du fiston faiblard, inapte à endosser l’héritage paternel. Dans le film de Coppola, il s’appelait Fredo Corleone (interprété par le génial John Cazale) et subissait l’implacable autorité de son frère cadet Mickaël (Al Pacino). Le fiston faiblard ne meurt pas dans ZeroZeroZero. Mais il est forcé d’apprendre au plus vite, question de survie. Sourd et atteint d’une maladie dégénérative ayant causé la mort de sa mère, Chris (Dane DeHaan) se voit écarté du business familial. À sa place, c’est sa sœur Emma (Andrea Riseborough) qui est pressentie pour se charger de la succession. Une rivalité latente s’installe. Confronté à de nombreuses épreuves, Chris s’endurcit, s’aguerrit, apprend les règles du business et finit par révéler son leadership, à la façon de Gennaro Savastano dans Gomorra. Une transformation initiatique qui marque, plus largement, les conflits générationnels au sein des familles. Loin des bas-fonds napolitains tenus par la Camorra, ZeroZeroZero élargit considérablement la sociologie des acteurs impliqués dans ce commerce mondial.

Ne se contentant pas de mettre en images le récit, Stefano Sollima surprend le spectateur avec un langage résolument novateur : décalage entre les images et une voix off dont on ne connaît l’identité du locuteur ; répétition de scènes formant des rimes visuelles ; travail sur la perception sonore et vues « droniques » de rigueur.

Les huit épisodes de ZeroZeroZero sont accessibles sur AmazonPrime et Canal+

Loïc Millot
© 2023 d’Lëtzebuerger Land