D’ici le 15 décembre, les producteurs peuvent déposer leurs propositions pour une première série télé luxembourgeoise, soap ou sitcom, qui sera financée paritairement par RTL et le Film Fund

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d'Lëtzebuerger Land du 02.12.2010

Cherche Aaron Sorkin désespérément Dans les bureaux des maisons de production, des auteurs et des scénaristes, de Bertrange au Kirchberg, en passant par Berlin, ça cogite dans tous les coins. On sent quasiment la tension qui monte avec l’approche du 15 décembre, jour de clôture de l’appel à idées lancé par le Film Fund et RTL Tele Lëtzebuerg pour la création de la première série de télévision luxembourgeoise. En tout, ils auront officiellement eu six semaines pour développer une idée à décliner en douze à 36 épisodes de 25 minutes chacun, imaginer les personnages ou encore détailler un épisode-pilote. Les contraintes de l’appel officiel sont minimales, voire vagues : il s’adresse aux producteurs agréés auprès du Film Fund, l’histoire de la série doit être en rapport avec la réalité socio-culturelle luxembourgeoise, être en luxembourgeois et pouvoir se tourner dans un à trois différents décors maximum...

« J’aurais aimé un briefing plus précis et peut-être un peu plus de temps, » affirme Bernard Michaux, jeune producteur de Lucil Film, qui, comme ses pairs, planche sur plusieurs idées. Il est vrai qu’aucun interlocuteur, ni officiel ni en coulisses, ne peut donner des indications précises sur ce qui est recherché : plutôt un soap opera, série sentimentale type Dallas ou Gute Zeiten, Schlechte Zeiten, ou plutôt une sitcom, genre Friends ou Al Bundy ? « On a volontairement laissé cela très ouvert, insiste Guy Daleiden, le directeur du Film Fund, parce que nous ne savons pas du tout ce que nous allons recevoir. Nous sommes en terrain inconnu avec cet appel. »

Flou historique Ce n’est donc pas étonnant que rien que d’établir la vérité historique sur les antécédents à cette idée semble impossible : un peu tout le monde actif au cinéma ou à la télévision, en revendique plus ou moins la paternité. Alain Berwick, directeur des programmes luxembourgeois de RTL Group, se souvient que dès son arrivée à la tête de ces programmes, au début des années 1990, il avait proposé au Film Fund de financer une série de fiction TV plutôt que des films « que personne ne voit ». Mais le refus du Film Fund était alors clair et net, insistant sur les limites de ses moyens budgétaires et sur sa mission de soutenir la création audiovisuelle. Mais la discussion revenait quasiment tous les cinq ans, soit en interne à RTL, par exemple en collaboration avec la société spécialisée en formats de télévision Freemantle, dont se souvient Joy Hoffmann du CNA (Centre national de l’audiovisuel), collaborateur de RTL et défenseur d’une aide publique à un tel concept, soit à la demande de producteurs ou de scénaristes qui déposaient des dossiers pour recevoir une aide au développement d’une série auprès du Film Fund – et se voyaient refuser leur proposition.

Mais pourquoi l’idée perce-t-elle maintenant ? Pour Guy Daleiden, cela remonte aux Assises du film luxembourgeois, qui se sont tenues le 4 mai de cette année, sur invitation du ministre des Communications François Biltgen (CSV) et de son homologue de la Culture Octavie Modert (CSV). « Il s’y est dégagé une attente très claire vis-à-vis de RTL de s’engager davantage pour la création audiovisuelle, » se souvient-il. Lors de plusieurs réunions qui s’en sont suivies, RTL aurait réagi à ces reproches et proposé « un certain budget » qu’elle serait prête à investir dans du contenu fictionnel original. En plus, un des reproches récurrents au cinéma autochtone est la faiblesse de ses scénarios, ce qui allait même jusqu’à la non-attribution de prix lors de concours de scénarios. Une sitcom ou une soap serait ainsi un bon moyen d’encourager (et trouver ?) de jeunes auteurs.

Questions de sous Alors que les questions formelles sur ce qui est attendu sont déjà extrêmement floues, celle du budget de cet ovni est encore plus mystérieuse. Les producteurs les plus optimistes parlent d’une enveloppe globale d’un million et demi d’euros pour une saison, que financeraient à parts égales le Film Fund avec des aides directes, les certificats audiovisuels (Ciav) et RTL, dont la contribution pourrait aussi être versée en nature ou en services. Le Film Fund estimait en tout cas pouvoir libérer un demi-million d’euros pour un tel projet depuis que son enveloppe globale a été augmentée (sous Jean-Louis Schiltz encore) à 6,5 millions d’euros. Mais la décision n’est pas incontestée. « Je trouve que c’est une erreur d’investir dans une série pour une chaîne privée, estime par exemple le réalisateur Max Jacoby (Dust). Ce sont des fonds publics, qui devraient plutôt être consacrés au soutien de la culture et de l’art. »

Le budget, même selon les projections optimistes de 1,5 million, serait en réalité riquiqui, avec quelque 100 000 euros par épisode : aux États-Unis, la production d’un pilote coûte entre sept et dix millions d’euros, puis un million par épisode normal. C’est vrai aussi que les chaînes américaines tablent sur plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs pour les séries à succès (Desperate Housewives comptait 31 millions de téléspectateurs fidèles pour sa première saison), et engrangent autant de recettes publicitaires grâce à l’effet de fidélisation du public. Or, même à l’échelle grand-ducale, calcule Bernard Michaux au pif, le budget disponible est dérisoire : avec 1,5 million, on arriverait à un prix par minute de 4 500 euros pour une telle série, alors que pour un long-métrage, on compte 22 000 euros par minute.

Côté budget, Alain Berwick émet pourtant encore davantage de réserves sur les coûts : « Nous allons d’abord voir ce que nous recevrons comme idées, dit-il, puis nous allons établir un budget selon nos tarifs, selon ce que cela coûterait si nous le produisions, et pas selon les tarifs du cinéma. » Selon lui, aucun budget n’a encore été arrêté. L’objectif serait de lancer la série à la rentrée 2011, pour une diffusion hebdomadaire durant une saison, puis de voir le succès ou non avant de décider la suite. « Mais de toute façon, cela ne va pas nous apporter plus de publicité, que l’audience augmente ou pas, affirme le directeur de RTL. Car nous observons que les budgets publicitaires n’augmentent pas en ce moment. Alors, si un annonceur décidait qu’il voulait être présent aux alentours de cette série, je suis certain qu’il enlèverait cette part du budget ailleurs.

Théorie VS pragmatisme En règle générale, les chaînes de télévision, qu’elles soient privées ou publiques, ont une obligation d’investir certaines sommes dans la création audiovisuelle de leur pays. « Je me souviens qu’il y eut des réflexions allant dans ce sens dans les années 1990, lors des négociations sur le renouvellement des concessions luxembourgeoises du groupe, » raconte Guy Daleiden du Film Fund. C’était encore sous Jacques Santer, mais finalement, la libéralisation des ondes partout en Europe a dévalorisé les fréquences grand-ducales et le gouvernement voulait prioritairement sauver l’implantation de RTL au Luxembourg – et se limitait donc à des contraintes plus réalistes (et historiques) comme celle de la mission de service public de la radio et de la télévision.

Le jeune secteur audiovisuel – le Film Fund fêtera officiellement ses vingt ans lors d’une séance académique lundi 13 décembre – se retrouve donc amputé d’un coproducteur privé, important pour la production audiovisuelle partout ailleurs, ainsi que d’une plateforme de diffusion essentielle de ses œuvres. Les plus sceptiques soupçonnent d’ailleurs que toute l’idée de produire une série télévisée n’est qu’un nouveau moyen de financement public de contenus de qualité pour une chaîne privée – alors que partout dans le monde, les sitcoms ou soaps sont justement produits pour gagner de l’argent. Les pragmatiques leur répondraient ce « oui, mais... » classique : au moins, ce « modèle luxembourgeois » permet d’arriver à un résultat malgré toutes les contraintes de cette situation atypique de RTL sur un marché réduit.

Auteurs VS producteurs Alors que le principal boulot est actuellement du côté des auteurs et scénaristes, le concours s’adresse néanmoins aux producteurs – pour des raisons pratiques de garanties d’un suivi professionnel et des raisons légales d’agréments pour la gestion des Ciav, explique-t-on au Film Fund. Mais les auteurs et scénaristes affiliés au Lars (Lëtzebuerger Associatioun vun de Realisateuren a Scénaristen) sont extrêmement déçus de cette approche : « C’est la première fois dans l’histoire du cinéma luxembourgeois que les producteurs ont vraiment besoin de nous, enrage Paul Kieffer, le trésorier de l’association et auteur-réalisateur (Nuits d’Arabie), pour la première fois, on crée du travail prioritairement pour des scénaristes, et le résultat est exactement le même : la plupart parmi nous ne sont pas payés du tout en amont pour le travail qu’ils fournissent. Donc les producteurs ont tout à gagner, car ce sont les plus faibles qui doivent porter tout le risque et travailler gratuitement ! » Si Samsa, la société avec laquelle Paul Kieffer développe un projet, paie les auteurs pour leur travail, la majorité ne le ferait pas, lui a-t-on rapporté. « C’est comme toujours : le Film Fund travaille quasi exclusivement pour les producteurs ! » Et Yann Tonnar, secrétaire du Lars et réalisateur lui aussi (Weilerbach), d’ajouter que le Lars aimerait, de manière générale, être davantage consulté dans la prise de décisions du Film Fund.

Effervescence Néanmoins, et malgré toutes les critiques formulées en cours de route, force est de constater que rien que l’appel à idées a déclenché une véritable effervescence dans le milieu. Selon les estimations les plus optimistes de l’un ou l’autre producteur, on pourrait s’attendre à une douzaine, voire jusqu’à 18 propositions, qui vont de la sitcom (situation comedy) la plus basique à des séries sentimentales plus complexes, mais toujours légères, reflétant la réalité quotidienne des familles recomposées dans le Luxem­bourg d’aujourd’hui. La grande crainte de chacun semble être de se retrouver avec une sorte de Dëckkäpp (les « grosses têtes » locales) filmés sur les bras, et le grand espoir de découvrir de nouveaux talents aussi bien dans l’écriture que la réalisation et parmi les acteurs. Il est vrai que l’appel à idées est tellement vague, complètement ouvert en ce qui concerne le profil du public auquel on doit s’adresser, qu’il faut forcément ratisser large, du jeune qui regarde Planet RTL au retraité qui aime Den Nol op de Kapp.

« Il est clair que la série devra être mainsteam plutôt que ‘art et essai’, » explique Karin Schockweiler, en charge du dossier au Film Fund. Elle fera partie du jury qui sélectionnera le ou les projets qui seront retenus et pourraient éventuellement être soumis avec un pilote à produire aux votes du public, selon une idée des deux cofinanciers. Le jury sera composé de deux représentants du Film Fund et deux de RTL, qui devraient prendre une décision sur la suite en janvier.

« Moi, je trouve cela très excitant de devoir proposer quelque chose d’assez commercial ou grand public pour fidéliser les téléspectateurs durant toute une saison, » se réjouit Claude Waringo, producteur chez Samsa et membre du conseil de l’Ulpa (Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle). Pour lui, il s’agit avant tout de faire travailler des équipes de jeunes, de nouveaux talents à tous les postes, de découvrir des griffes (ce qui est d’ailleurs aussi le vœu d’Alain Berwick) et un autre mode de production, celui de la télévision, avec ses contraintes de rapidité et de moyens modestes, qu’aucun producteur luxembourgeois n’a expérimenté jusqu’à présent. Dans sa lecture, cela renouerait d’ailleurs aussi avec la tradition de feu le Hei Elei Kuck Elei dans le domaine de la production de fictions. « Mais cela doit rester divertissant, c’est un moyen de nous amuser, nous, et d’amuser le public, souligne-t-il. Et qu’« il ne faut pas trop prendre au sérieux ce projet, il y a peu de chance que les séries télévisées deviennent un nouveau pilier de la politique audiovisuelle au Luxem­bourg ». Car le « typësch Lëtze­buergesch », surtout en langue nationale, s’exporte peu.

Le titre de cet article est emprunté à la chaîne américaine AMC, dont c’est le slogan et qui engrange tous les prix avec ses séries Mad Men ou Breaking Bad, devenus des phénomènes mondiaux en quelques saisons. // Aaron Sorkin est un scénariste américain b
josée hansen
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