« Historique ». C’est ainsi qu’Emmanuel Macron a qualifié le résultat du sommet européen de Bruxelles, du 17 au 21 juillet. Tout comme le vice-président du gouvernement espagnol, et leader de Podemos, Pablo Iglesias. En revanche, la chancelière Angela Merkel s’en est bien gardée, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a estimé devant le Parlement européen qu’il y avait « une ombre » au tableau. Or dans l’Hexagone, ce sont les jugements nuancés des femmes d’État allemandes qui ont été partagés, davantage que la grandiloquence du président de la République.
L’accord des Vingt-Sept sur le plan de relance constitue certes une avancée majeure : l’Union européenne va s’endetter en commun à hauteur de 750 milliards (à peu de choses près, moitié subventions et moitié prêts), ce qui est une première, pour en principe aider les pays les plus touchés par la pandémie de Covid-19. Au premier rang desquels l’Italie et l’Espagne, dont les chefs de gouvernement ont été chaleureusement accueillis à leur retour à Rome et Madrid.
Pour autant, comme l’a souligné la presse française en le qualifiant de « Mr Non », il se pourrait bien que le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, ait réussi à placer dans cet accord « tous les vices de fabrication (qui) immédiatement ou dans l’avenir, donneront aux Pays-Bas les moyens de freiner l’intégration européenne », pour reprendre la formulation d’Alternatives économiques.
Premier chausse-trappe potentiel : les conditions aux prêts. Un pays n’aura pas de droit de veto, contrairement à ce que M. Rutte réclamait, mais la possibilité de saisir le Conseil européen s’il a des doutes sur la manière dont l’argent est dépensé par un autre État membre. Pablo Iglesias ne semble pas s’en soucier : « Il n’y aura pas d’hommes en noir [les fonctionnaires de la « troïka »], ni de coupes budgétaires », a-t-il affirmé, péremptoire. Mais les Pays-Bas seront-ils bien sur cette ligne, concernant en particulier l’Italie ?
À n’en pas douter, plus décisive encore : la question du remboursement de l’emprunt, à partir de 2023. La solidarité européenne ne sera en effet réelle que si la Commission est dotée d’ici là de « ressources propres », c’est-à-dire dans le jargon communautaire de taxes ou impôts européens directement versés au budget de l’UE. Sans cela, soit chacun des États devra rembourser, soit il faudra y consacrer une part du budget européen existant. « Autant dire qu’il y a un risque qu’on taille dans les dépenses européennes à partir de 2024 pour rembourser cet emprunt, et donc que la solidarité financière n’ait été qu’un feu de paille », écrit Libération. Il ne serait alors pas exact, contrairement à ce qu’a déclaré Emmanuel Macron, que « ce n’est pas le contribuable français qui paiera ».
Pour qu’effectivement il ne paye pas, il faudra bâtir des impôts européens, et le président français en a cités deux : une taxe carbone aux frontières de l’UE, une autre sur les multinationales (surtout américaines) du numérique. En théorie « tout se tient », s’est-il réjoui. Mais en pratique, rien n’est fait : non seulement les pays européens « radins » n’en veulent pas, mais il n’est pas dit que l’Allemagne en veuille davantage. Surtout si les États-Unis menacent de représailles sur les exportations de voitures allemandes, par exemple. Conscient du danger qui guette, le Parlement européen voudrait « un calendrier juridiquement contraignant » de création de ces nouvelles ressources. « On ne s’épargnera pas un débat politique intense, entre nous, sur le sujet », a convenu de son côté le président du Conseil européen, Charles Michel. Une façon claire de reconnaître que l’accord de Bruxelles n’a absolument pas tranché le sujet.
L’autre handicap majeur, « l’ombre » évoquée par Mme von der Leyen, est le très maigre budget de l’Union pour 2021-2027. Il a été certes adopté, contrairement à février. Mais à quel prix ! Des coupes claires dans la recherche, l’emploi, la politique agricole, surtout la sécurité, la défense, le climat ou la santé, ce qui augure mal des « nouvelles politiques » de l’UE. Alors que la Commission voulait supprimer les « rabais », ceux des pays « radins » ont en effet été augmentés, tandis que l’Allemagne a réussi à maintenir le sien. Ce qui est passé relativement inaperçu car la chancelière, rouée, a fait front avec les pays du sud et la France sur le plan de relance, volant au secours de la victoire au dernier moment alors qu’elle refusait toute dette commune depuis dix ans.
Ce budget « est une pilule difficile à avaler », a dit Mme von der Leyen. « Nous ne l’avalerons pas », a renchéri le patron des eurodéputés PPE, Manfred Weber. « Pour arracher cet emprunt commun, on a sacrifié toute l’Europe dont nous avons vraiment besoin », a réagi son collègue français de droite, François-Xavier Bellamy. Des conservateurs à toute la gauche, les eurodéputés se disent « prêts à refuser de donner leur approbation (au budget), jusqu’à ce qu’un accord satisfaisant soit trouvé ».
Mais le Parlement européen ne peut pas non plus aller trop loin, car l’accord de Bruxelles doit encore être ratifié par la plupart des parlements nationaux. Or le sommet nous a appris quelque chose : les Pays-Bas sont la nouvelle Grande-Bretagne. On les savait dans le camp des rabais. On les savait dans celui des paradis fiscaux : selon Tax Justice Network, c’est l’État qui fait perdre le plus de rentrées fiscales aux autres, devant les Bermudes, Porto Rico, le Luxembourg et l’Irlande. Les voilà maintenant dans le camp des réfractaires à l’emprunt commun. Il s’écrit en France que, désormais, Mark Rutte, c’est « Miss Maggie, en costard », comme le chantait Renaud en 1985.