Isabelle Schlesser a voulu révolutionner l’Adem. Le baptême du feu est imminent

L’agence tous risques

d'Lëtzebuerger Land vom 31.07.2020

« Je n’ai jamais voulu qu’on dise : ‘L’Adem travaille bien, voilà pourquoi le chômage baisse’ », explique Isabelle Schlesser. La directrice de l’Agence pour le développement de l’emploi pressentait qu’une telle logique risquerait un jour de se retourner contre elle. Isabelle Schlesser présente un CV étonnamment similaire à celui de Paulette Lenert : Nées aux alentours de 1970, juristes de formation, hautes fonctionnaires, elles ont gagné une réputation de gestionnaires efficaces. (Quoique, à l’inverse de la ministre de la Santé, Schlesser dit n’avoir jamais pris la carte d’un parti.) Parachutée à l’Adem en 2012 pour remplacer une directrice que le ministre du Travail jugeait « incapable » de mener à bien sa réforme, elle fut célébrée comme héroïne du new public management, « révolutionnant » une administration comateuse et conservatrice, symbole de sclérose et de l’Ancien Régime : L’Adem devrait raisonner « comme une entreprise », déclarait Schlesser en 2014 à Paperjam. Mais ce n’est qu’aujourd’hui, alors que le monde retient son souffle en anticipation du crash économique, que la « nouvelle » Adem affrontera sa première épreuve du feu.

Le paradigme Schlesser est libéral et pragmatique : adapter la demande à l’offre. Alors que l’emploi connaissait une croissance annuelle de 3,5 pour cent, les chômeurs résidents étaient priés de se conformer aux profils recherchés et de s’assurer un avantage compétitif sur la main d’œuvre frontalière. La panoplie des formations continues fut élargie, bien que ce segment soit particulièrement confus et déstructuré. (L’Observatoire de la formation a dénombré pas moins de 441 organismes en 2017.) Partant de l’offre, cette stratégie avait été conçue pour un marché du travail dynamique ; mais alors que le nombre de postes vacants a connu une contraction de 43 pour cent en avril, elle semble devenue inopérante.

« On a toujours des offres en ce moment, relativise Schlesser. Il n’y en a pas assez et elles ne correspondent pas un à un aux profils de nos clients, mais elles existent. Notre vision reste donc la bonne. » Depuis la levée du confinement, la situation s’est quelque peu stabilisée : En juin 2020, 3 000 postes vacants ont été déclarés : c’est 600 de moins que l’année précédente, mais 700 de plus que le mois d’avant. Or, par temps de navigation à vue, les jobs proposés sont souvent précaires : 35 pour cent des postes déclarés étaient des CDD ou des intérims (contre vingt pour cent en 2019). Parmi les nouveaux inscrits, beaucoup de salariés arrivés en fin de contrat. Ainsi, dans le secteur du nettoyage, les firmes préféreraient licencier et embaucher de nouvelles personnes plutôt que de devoir transformer un CDD en CDI.

Si l’économie repartait rapidement, « comme le prédit le Statec », l’Adem devrait réussir à placer une bonne partie de ses clients, estime Schlesser. Mais que faire si, par exemple, le secteur de l’horeca, un des principaux créateurs d’emploi de ces dernières années, ne se relèvera pas ? L’Adem trouvera « d’autres alternatives », assure sa directrice, et d’évoquer le « reskilling » et l’« upskilling ». L’Adem, c’est tout un champ lexical à assimiler. Les « administrés » sont devenus des « clients », dont les « parcours » sont catégorisés comme « réguliers » ou « intensifs ». Le mot d’ordre, c’est l’« employabilité » que Pierre Bourdieu avait inclus en 2001 parmi la « nouvelle vulgate planétaire », c’est-à-dire « ces lieux communs, au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas, bien faits pour donner aux éditorialistes pressés et aux spécialistes empressés de l’import-export culturel l’illusion de l’ultramodernisme ».

Les chômeurs touchant le Revis (anciennement le RMG) doivent ainsi se soumettre à un « profilage » qui déterminera s’ils tomberont sous la compétence de l’Adem (ministère du Travail) ou de l’Office national d’inclusion sociale (Onis, ministère de la Famille). En dix questions, ce formulaire s’enquiert sur d’éventuels problèmes de santé, sur la garde des enfants, le « niveau de mobilité » et « d’autres facteurs qui entravent votre réinsertion professionnelle ». Si elle admet que cela dégage une froideur bureaucratique, Schlesser estime que cette procédure serait « objective » ; entendant par-là : « La même pour tout le monde ». « Si on le faisait après de longs entretiens avec les conseillers, on aurait des variations énormes entre les décisions ».

Au bout de ce questionnaire tenant en une page, 56 pour cent des bénéficiaires du Revis sans emploi sont orientés vers l’Adem et 44 pour cent vers l’Onis. Ces-derniers disparaissent des statistiques officielles du chômage ; ils ne comptent plus parmi les « demandeurs d’emploi ». N’étant pas considérés comme « disponibles » ou « aptes », ils entrent dans l’univers parallèle des mesures de « stabilisation » et d’« activation ».

Les pressions politiques pour contenir les coûts et faire tomber les chiffres risqueront de se faire plus fortes ces prochains mois. En cas d’une avalanche d’inscriptions, l’Adem sera-t-elle tentée de procéder à une sélection ex-ante ? De se défaire des profils les plus faibles pour se concentrer sur ses seuls clients « employables » ? Isabelle Schlesser jure ne pas songer à une telle option. Or, même si elle était considérée, un tel transfert de l’Adem vers l’Onis n’aura pour l’instant qu’un effet statistique marginal. Car la plupart des jeunes, parmi lesquels le taux de chômage s’établit désormais à 12,8 pour cent (selon l’Adem), ne sont pas éligibles pour le Revis puisqu’ils habitent encore chez leurs parents.

Un surmenage de l’Adem risquera de provoquer une régression à son état antérieur : Une administration qui administre des administrés, et ceci de manière plus ou moins autoritaire. Dans un communiqué, l’Entente des offices sociaux a plaidé pour « une approche bienveillante » des autorités au sortir du confinement. Or, après une éphémère période de grâce, la politique des sanctions est de nouveau pleinement appliquée par l’Adem. Un chômeur qui manque son rendez-vous (téléphonique ou physique) le paie par sept jours d’indemnités rayées. Au client/administré qui ne s’est pas « conformé » l’Adem adresse une lettre dans laquelle elle précise : « Vous ne bénéficiez plus de l’assurance maladie ». En pleine pandémie, elle suspend donc le paiement des cotisations patronales.

Dès son arrivée à l’Adem, Isabelle Schlesser s’était fixée pour principale mission d’instaurer des « liens de confiance » avec les employeurs, ces autres clients qui se sentaient, eux aussi, mal servis et insatisfaits. Créé en 2014 et comptant 75 employés, le « Service Employeurs » de l’Adem est sa grande fierté, « un de mes principaux chantiers ». (Ce service comptait de nombreux salariés que les grandes entreprises avaient détachés à l’Adem, jusqu’à ce que le nouveau ministre du Travail, Dan Kersch, ordonne qu’ils soient embauchés comme employés d’État.) Schlesser signait des accords avec les organisations patronales, lançait le RTL-Jobdag à la Belle Étoile, organisait des événements de speed dating, pour permettre notamment au centre commercial surdimensionné de la Cloche d’Or de rassasier sa faim en personnel. En 2015, Schlesser officialisait une « collaboration win-win » avec « Dress for success », une ASBL gérée par « huit femmes d’affaires luxembourgeoises » proposant un « relooking » aux demandeuses d’emploi en amont de leurs entretiens d’embauche.

Il faut une bonne dose d’idéalisme technocratique (ou de « solutionnisme » numérique) pour voir dans l’Adem le remède au problème du chômage. Lancée par Reporter.lu et reprise par les députés chrétiens-sociaux, Marc Spautz et Aly Kaes, la discussion porte actuellement sur le nombre de dossiers qu’un placeur est censé traiter. Ce ratio s’était nettement amélioré : il était de 1/400 en 2009, puis de 1/300 en 2014, pour atteindre 1/205 en 2020. Il risquera de rapidement se détériorer. Déjà en 2018, l’Adem avait échappé de justesse à un doublement de ses inscrits. Il avait fallu toute l’astuce diplomatique de l’ancien ministre du Travail, Nicolas Schmit (LSAP), pour que le Luxembourg obtienne un délai transitoire de sept ans avant de devoir assurer le suivi et les indemnisations des salariés frontaliers licenciés par un employeur luxembourgeois. (Ironie de l’histoire : Le dossier se retrouve de nouveau sur le bureau de Schmit, qui doit désormais le résoudre en tant que commissaire européen.)

Ce qui inspirait une peur bleue au gouvernement ce n’était pas tant le montant des indemnités à verser, un chèque annuel estimé à 86 millions d’euros. On craignait surtout la perspective de devoir considérablement et rapidement étendre des structures administratives, et ceci dans un État contraint à pêcher dans un très petit pool de candidats potentiels. Isabelle Schlesser répète qu’il n’est pas question de doubler les effectifs : «  On ne va pas se leurrer… Ce ne serait pas réaliste ». (L’Adem emploie actuellement 620 employés, soit deux fois plus qu’il y a dix ans.) Elle dit vouloir « mieux planifier nos ressources », et évoque l’« intelligence artificielle ». L’Adem travaillerait ainsi à « un outil de prédiction des recrutements dans le futur ». Un autre projet concernerait « le profilage des demandeurs d’emploi en fonction de leurs chances de retrouver rapidement un emploi ».

Durant le confinement, l’Adem avait réussi à digérer jusqu’à 16 000 demandes pour chômage partiel par mois. (À un moment, 44 pour cent de la population active, hors fonction publique, étaient ainsi rémunérés par l’État.) Un exploit qui témoigne du succès de la campagne de digitalisation que Schlesser avait lancée dès son entrée en fonction. Ce mois-ci, 3 162 entreprises toucheront le chômage partiel, dont presque la moitié dans le secteur de la restauration, du tourisme et de l’évènementiel.

L’Adem reste dans une attente anxieuse. Pour l’instant, la hausse du chômage ne s’explique pas tant par l’afflux de nouveaux inscrits que par le ralentissement des sorties. Ceux qui sont au chômage s’y retrouvent donc coincés. Dès la fin mai, Dan Kersch s’était inquiété de la hausse brutale du chômage alors que « les écluses des entreprises les plus vulnérables restent pour l’instant fermées ». Le chômage partiel a provisoirement réussi à aplanir la courbe du chômage. Après un alarmant bond en mars et en avril (plus 4 800 personnes sur un an), le taux de chômage s’est stabilisé à un plateau de sept pour cent, soit 19 876 résidents inscrits en juin. Le calme avant la tempête qui se déchaînera une fois que l’État débranchera le baxter des aides financières.

Placée sous le signe de la « redynamisation du marché du travail » et entourée de beaucoup de hype, la Tripartite n’aura finalement accouché que de quelques micro-mesures. Des ajustements qui consistent, pour l’essentiel, dans un assouplissement des critères d’âge liés à certaines mesures pour emploi. (L’Adem concentrait jusqu’ici ses efforts sur les jeunes et les vieux, donc ceux qui rencontraient le plus de difficultés sur le marché, estimant que les trente à 45 ans allaient se débrouiller tout seuls.) La fiche financière du projet de loi trahit que le ministère du Travail ne s’attend pas à la grande ruée. Pour les calculs, on retient l’hypothèse d’une centaine de « stages de professionnalisation » supplémentaires par mois, une cinquantaine pour les « contrats de réinsertion-emploi ».

À partir de 1975, des milliers de sidérurgistes se retrouvaient à nettoyer les voies publiques, à démonter les usines ou dispatchés sur des chantiers d’entrepreneurs. L’ancienne aristocratie ouvrière vécut l’expérience comme une humiliation : « Wie mag sich ein hochspezialisierter Dreher fühlen, der zum Schubkarrenschieben degradiert wird », s’indignait ainsi en 1984 le syndicaliste et militant communiste Fernand Hübsch dans le mensuel Forum. N’empêche, la Division anti-crise (Dac), unique en son genre en Europe, entrera dans l’Histoire sociale comme une des causes et un des effets de l’unité nationale. Le temps des grands gestes semble révolu. Évoquant les profils très variés des inscrits, Isabelle Schlesser dit : « Vous n’allez pas envoyer un directeur de banque nettoyer la forêt. En termes de reskilling, cela n’apportera rien. »

Bernard Thomas
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