Routwäissgro

Brins de réalité

d'Lëtzebuerger Land vom 27.02.2015

Parions que cela deviendra une scène d’anthologie du cinéma luxembourgeois : Jupp s’est acheté un pèse-personne parlant pour voir où il en est avec son poids, qu’il est censé surveiller. Il appelle sa voisine pour qu’elle vienne voir le bel objet, l’allume, monte dessus : « Erreur » dit la machine. La voisine est pliée en deux de rire, « t’es trop lourd ! » « Mais non, rétorque Jupp, elle va jusqu’à 180 kilos ! » Remonte dessus. « Erreur ». Il s’énerve, voit qu’une pièce s’est détachée. « Ah ben, voilà ! » Remonte dessus. 146 et quelques kilos dit la voix. « Et ben, tu vois, j’ai maigri ! » se réjouit Jupp. « Normal, dit la voisine, tu ne bois plus d’alcool depuis des semaines... ! » Dans cette qualité-là, le film De Jupp oder déi wonnerprächteg Liichtegkeet vum Liewen de Claude Lahr, le premier de la nouvelle série documentaire Routwäissgro financée par RTL Télé Lëtzebuerg et le Film Fund et qui passera à partir de ce dimanche une fois par mois sur RTL, peut tout à fait tenir la comparaison avec le Striptease belge, grande référence du concept.

Cette qualité-là, par son intimité, qui ne peut naître que lorsque le filmé oublie qu’il est filmé, on ne l’atteint qu’en ayant le temps. Autrement plus de temps que le journaliste, qui aura peut-être une demie-journée, voire, s’il a des conditions luxueuses, une journée pour réaliser un portrait. Les réalisateurs des 24 épisodes de Routwäissgro ont nettement plus de temps pour leurs documentaires de 26 minutes chacun : deux mois de préparation, huit jours de tournage, dix jours de montage image et trois pour le son. Ils peuvent donc vraiment approcher leurs sujets dans leur quotidien, arriver à ce qu’ils se démasquent un peu plus que devant une caméra de télévision, forcément pressée.

Jupp chante. Il chante sous la douche, durant les premières minutes du film, alors que Claude Lahr montre son modeste appartement en quelques plans fixes. Il chante aussi lorsqu’il conduit ou lorsqu’il cuisine. Surtout lorsqu’il cuisine d’ailleurs, parce que la bonne bouffe domine sa vie. Tous les amateurs de cinéma luxembourgeois connaissent Jupp Gudenburg pour l’avoir vu dans pleins de petits rôles aux côtés de Thierry van Werveke, dans les films d’Andy Bausch notamment. Il y chantait aussi, parfois, faisait l’indien ou l’entraîneur de football. Aujourd’hui, après la mort de son ami, il vit seul à Rumelange et est ce qu’on qualifierait un « personnage » du Luxembourg underground. Avec ses 150 kilos et ses nombreux problèmes de santé, il ne peut presque plus marcher et a du mal à respirer. Il touche une pension invalidité. « Ah, tu ne cours pas loin avec la pension invalidité », constate-t-il. « Que tout passe en bouffe, je m’en fous royalement ! » Car Jupp est un épicurien qui passe ses journées soit à faire ses courses dans une centrale d’achat, soit à cuisiner, soit à préparer des pâtés et des liqueurs, soit à tout manger. Mais manger n’est pas un acte social, un partage – à part les photos de ses plats qu’il publie sur Facebook –, mais un moment de solitude. Encore un. Jupp chante, Jupp mange et se fout que tout son entourage ne l’interroge que sur sa santé et ses plans de manger moins. Une entrecôte de 600 grammes avec des trompettes de la mort ou une assiette de filets mignons au foie gras – on perdrait presque l’appétit en voyant les portions gargantuesques que Jupp engloutit. Comme si manger était devenu le seul échappatoire d’une vie finalement assez triste.

Le documentaire de Claude Lahr sera diffusé dimanche 1er mars à 18h30. Puis suivra Eng klassesch Erzéiung de Yann Tonnar, qui dresse le portrait de Nadia, jeune prodige du violon de quatorze ans aujourd’hui. Yann Tonnar l’accompagne dans son choix de vie difficile : carrière professionnelle ou scolarité normale ? « De la complémentarité des différents épisodes se dégagera pour le spectateur une image toute en nuances de notre pays et de ses habitants », affirme le communiqué de presse commun du Film Fund, de RTL, du producteur Calach Films et du collectif de réalisateurs K13, inventeur du concept et de la série. Après les deux premiers épisodes, on pourrait donc croire que le Luxembourg est fait d’hommes affamés et de jeunes femmes bosseuses.

En fait, ce ne sera que dans la durée, après avoir vu tous les épisodes, que l’on pourra juger de la pertinence du concept et de l’image du pays que donne la série. Car ces tons de gris de la population qu’indique le titre Routwäissgro ne sont pas uniquement du côté des marginaux, mais aussi du côté de l’auditeur avec sa grosse berline qui habite Hesperange et se croit infaillible. À voir donc.

« Nous sommes extrêmement contents de pouvoir soutenir les réalisateurs luxembourgeois par le biais de cette série », indiquait le directeur des programmes luxembourgeois de RTL Group Alain Berwick lors de la présentation de la série mercredi au siège de l’entreprise au Kirchberg, « car, au-delà de l’argent, nous pouvons aussi leur offrir un auditoire très large ». Routwäissgro prolonge l’expérience du private public partnership entamé avec les deux sitcoms Weemseesdet et Comeback, sauf que cette fois, le partenariat a été égalisé à cinquante/cinquante, le Film Fund et RTL finançant chacun la moitié des 880 000 euros de budget global de la série. Un appel à idées avait été lancé au printemps dernier ; 45 idées ont été soumises. Un jury paritaire s’est finalement décidé en faveur du concept du collectif de réalisateurs réunis sous le nom de Kollektiv13. Jesus Gonzalez, le directeur de la jeune société Calach Films, a accepté après coup à en assurer la production. Sous l’impulsion de Yann Tonnar, « creative producer » de K13, et en d’innombrables réunions d’échange, le collectif s’est donné quelques règles comme l’absence de voix off explicative, aucune mise en scène, une caméra aussi objective que possible, un réalisateur invisible, un style de tournage et de montage réaliste, pas de bande sonore autre que le son ambiant... qui uniformisent les différents épisodes. Après que RTL ait demandé que soit doublé le nombre de portraits des douze initialement prévus à 24, des réalisateurs externes au collectif ont également été invités à réaliser un film. On y trouve des noms connus comme Claude Lahr, justement, Julie Schroell ou Max Jacoby. Pour tous, Routwäissgro comble aussi un vide côté diversité des jobs possibles, entre le court- et le long-métrage. Routwäissgro, c’est aussi trois mois de travail payé « correctement » selon Yann Tonnar, pour un réalisateur.

Les deux premiers épisodes de Routwäissgro, De Jupp oder déi wonnerprächteg Liichtegkeet vum Liewen de Claude Lahr et Eng klassesch Erzéiung de Yann Tonnar seront diffusés dimanche, 1er mars, à partir de 18h30 sur RTL Télé Lëtzebuerg. Le Carré Rotondes offre des soirées de public viewing à Hollerich à partir de 18 heures, en présence des réalisateurs ; entrée gratuite. À partir du lendemain, les épisodes seront disponibles, en version sous-titrée en français, en streaming sur rtl.lu. Prochaines dates de diffusion : 29 mars, 26 avril, 24 mai et 21 juin.
josée hansen
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