Après quatre ans au service des réfugiés arabophones les plus fragiles, l’association Eng Zukunft zu Lëtzebuerg cesse ses activités. Elle dresse un bilan qui mêle fierté et frustration

Voiture balais

d'Lëtzebuerger Land vom 13.01.2023

Hussein, Sara, Mohammad, Yakoub, Masso, Marwan, Saad, Orabi, Alaa… Près de 600 réfugiés, surtout en provenance de Syrie et d’Irak, ont été aidés, suivis et soutenus par Eng Zukunft zu Lëtzebuerg (EZZL) depuis sa création en 2019. Sara a dû fuir l’Irak où son seul tort est d’avoir aimer une femme, subissant la désapprobation violente de sa famille. Dans le foyer où elle résidait, elle était exposée aux mêmes préjugés. L’association l’a aidée à trouver un emploi AOT (autorisation d’occupation temporaire) auprès d’une fiduciaire et elle a quitté le foyer. Les parents et les cinq enfants de la famille Saad auraient dû quitter la maison que Caritas leur avait mise à disposition pour trois ans. Les aînés voulaient arrêter leurs études pour travailler et payer un loyer dans le privé. Pour éviter cela, EZZL est intervenu sur le plan psychologique et social. Le bail est maintenu une année supplémentaire, le temps de trouver une solution. Les enfants ont réintégré l’école. En racontant ces parcours, Siggy Koenig, président de l’association, ne verse pas pour autant dans l’angélisme. Toutes les histoires ne finissent pas bien : des dettes qui s’accumulent au point de risquer l’éviction du foyer, des problèmes de santé qui nécessitent des interventions lourdes, des procédures d’appel qui n’aboutissent pas, la tentation d’utiliser des faux documents, des moyens illicites ou de faire appel à des charlatans pour se sortir d’affaire. Autant d’écueils auxquels sont confrontés les « usagers » de EZZL et que les chargés de mission ont bien du mal à solutionner.

La création de EZZL est née à travers les cours de langue organisés par l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI). « Nous avons vu que, parmi les réfugiés arabophones, certains avaient de grandes difficultés, non seulement à apprendre le français, mais d’abord à comprendre le fonctionnement de notre pays, à s’orienter, à saisir nos usages », retrace le fondateur. Ancien professeur d’histoire et Premier conseiller au ministère de l’Éducation nationale à la retraite, Siggy Koenig était déjà l’auteur (avec Ghassen Hbari et Jeanne Steinmetzer) d’un dictionnaire arabe-français-luxembourgeois. Avec d’autres personnes « sensibles à l’accueil et avec l’esprit d’entraide », il crée EZZL. À cette époque, il n’est plus tant question de répondre à l’urgence de l’arrivée de nombreux réfugiés, mais de leur permettre de se construire un avenir au Luxembourg comme le laisse entendre le nom de l’association. « Si certains bénéficiaires de protection internationale viennent de grandes villes avec un parcours académique élevé, pour d’autres, les écarts culturels constituent des obstacles majeurs à leur intégration et à leur autonomie », détaille-t-il. Dès sa création, EZZL reçoit le soutien de l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte pour deux ans (qui seront prolongés de deux autres années) et embauche Ghassen Hbari. Il a déjà travaillé pour la Croix Rouge comme traducteur et médiateur interculturel. Il sera rejoint par Lamia Nadi, traductrice de formation. Ces deux chargés de mission sont vite assaillis de demandes, notamment lors de l’introduction du nouveau Revis.

Les collaborateurs et les bénévoles aident notamment les nouveaux habitants du pays à rédiger des lettres, à remplir des documents ou à entreprendre des démarches. Au fil du temps, de nouveaux besoins apparaissent qui vont au-delà de la traduction ou de l’accompagnement administratif. « Au quotidien, nous sommes là pour informer, prévenir, donner des outils pour comprendre les rouages du pays à des gens qui en sont très éloignés culturellement », détaille Lamia Nadi qui se voit comme « facilitatrice ». Elle donne pour exemple la question du courrier : « Les personnes qui font appel à l’association sont généralement peu éduquées, sont originaires des campagnes, ont exercé des ‘petits’ métiers. Elles n’ont pas l’habitude de gérer les choses par écrit et laissent les lettres s’accumuler sans rien faire. On leur explique simplement que s’il y a un lion rouge sur l’enveloppe, ils doivent l’ouvrir et faire en sorte de répondre, avec notre aide au besoin. » Ghassen Hbari rebondit sur le décalage social et décrit le cloisonnement et la promiscuité dans les foyers qui rendent les réfugiés particulièrement vulnérables : « Ils sont complètement démunis face à une société qu’ils ne comprennent pas et sont exposés aux manipulations de magouilleurs qui leur promettent des accès ou des passe-droit moyennant finance. Nous offrons un service gratuit et compétent qui les éloigne des prédicateurs douteux et des escrocs sans scrupules. » Par ailleurs, l’association constate que les informations généralement diffusées aux réfugiés sur le Luxembourg et les Luxembourgeois se limitent à des renseignements « utiles », sur des procédures administratives ou les possibilités des aides. En plus des conseils pratiques, EZZL met donc en avant les valeurs du Luxembourg, préconise le vivre-ensemble et donne des informations sur le pays, son histoire, ses coutumes, le tout dans un langage simplifié. Des fiches en arabe et en français, disponibles sur internet, permettent d’informer sur différents sujets. Les thèmes abordés vont de la géographie du pays au mariage et au divorce, en passant par à la Schueberfouer, les sentiers de randonnée dans le Mullerthal, les Gromperekichelcher ou le Buergbrennen. « Ils savent qui est Charly Gaul », s’amuse Siggy Koenig. Ces informations constituent un recueil assez unique qui réunit le social, le sociétal et le culturel. Elles peuvent désormais être traduites dans d’autres langues pour être mises à disposition d’autres communautés de réfugiés.

Les motifs de fierté des membres de l’association sont nombreux. « Nous avons aidé plusieurs personnes à se mettre sur les rails de la vie luxembourgeoise avec un travail, un logement, des enfants scolarisés », sourit Lamia Nadi. Des petites interviews par vidéo en témoignent : Omran prépare un Diplôme d’aptitude professionnelle en électricité, Wissam a ouvert un restaurant, Ellen donne des cours d’informatique, Tawfiq est chauffeur de bus. Au moment de la pandémie, c’est l’association qui a communiqué en arabe toutes les décisions du gouvernement, a expliqué aux réfugiés qu’ils devaient se faire vacciner et les a enjoints à ne pas organiser des fêtes familiales réunissant un grand nombre de personnes. Les membres de EZZK veulent « parler vrai » « On ne veut pas traiter les réfugiés en victime ou en assistés. Il faut leur donner des objectifs, les pousser au résultat, les motiver et être derrière eux », martèle la traductrice. Mais il faut aussi remémorer les limites de la société luxembourgeoise : « On doit souvent rappeler que la polygamie est un délit, qu’on ne trouvera jamais à louer une habitation si l’on accumule les loyers impayés dans les foyers, que produire de faux documents est grave... Ces choses, il ne suffit pas de les écrire, il faut les dire à tout moment, à chaque occasion… avec empathie, patience et détermination ».

Cependant, tous constatent que les parcours d’intégration sont semés d’embûches et que les mailles du filet laissent de côtés les plus fragiles. Ghassen Hbari donne une image de la frustration face à certaines situations rencontrées : « On a parfois l’impression de creuser un trou dans l’eau. C’est sans fin. L’absence de maîtrise du français empêche de trouver un travail, ce qui bloque l’accès au logement, ce qui maintient les réfugiés dans les foyers où ils végètent. » Outre l’aide ponctuelle autour de questions précises, plusieurs cas nécessitent un suivi soutenu, intensif et régulier. « Certains affichent une volonté de refaire leur vie au Luxembourg et de ne plus être dépendants de l’aide publique, mais, chaque fois qu’ils franchissent une étape, de nouveaux obstacles apparaissent. D’autres accumulent les déboires et oscillent entre amertume, rébellion et dépression dans laquelle ils risquent d’entraîner leur famille », constate l’association dans une présentation de ses activités. Siggy Koenig complète : « Les personnes que l’on aide n’ont pas d’autre choix que de continuer à vivoter dans des foyers. Certes, elles vivent en sécurité, ne meurent pas de faim, mais elles n’ont pas de perspectives. » Donner des perspectives aux adolescents est justement le but du programme « Génération Mustaqbal » (génération futur) que EZZL a mis en place avec le soutien de la Fondation Losch. « On pourrait simplement se dire qu’on laisse les adultes vivre en foyer, avec des aides, et qu’on attend la prochaine génération. Mais certains jeunes reproduisent les schémas dépressifs, frustrés et en colère de leurs parents », souligne l’ancien haut fonctionnaire. « La plupart, dans la guerre et la fuite, ont vécu les mêmes traumatismes que leurs parents et manquent de soutien appropriés. En plus, ils sont exposés au choc des cultures entre ce qu’ils vivent au lycée et le monde dans lequel ils sont plongés lorsqu’ils rentrent au foyer. C’est d’autant plus difficile qu’ils n’ont pas vraiment d’espace à eux, vivent dans la promiscuité et sans intimité », énumère Siggy Koenig. L’association organise pour des activités extrascolaires et les encourage à s’inscrire dans des clubs sportifs ou culturels. Elle récompense les meilleurs élèves et met en place des espaces de parole où exprimer leurs problèmes.

L’association alerte régulièrement les autorités sur le fait que l’intégration des réfugiés arabophones n’avance pas aussi bien qu’on aurait pu l’espérer. Elle suggère de faire évoluer la manière dont le français est enseigné, « trop lié à l’écrit, trop axé sur la grammaire, trop éloigné du vécu de ces gens », souligne Ghassen Hbari. Il relate l’histoire d’un réfugié du Yemen qui était gardien de chameaux dans le désert pendant 25 ans. Il suit assidûment les cours de français, mais ne progresse absolument pas. « Cet homme qui me dit ‘je ne me suis jamais perdu dans le désert, mais je ne m’y retrouve pas dans cette ville’, que voulez-vous qu’il fasse du subjonctif ? » Autre cheval de bataille, en vue d’une meilleure intégration, la reconnaissance des qualifications. « Beaucoup ont appris leur métier dans leur pays sur le tas, sans passer par des formations ou des écoles. Ici, on exige des certificats qu’ils n’ont pas. Il faut qu’ils puissent prouver leurs compétences d’autres manières. » Et le traducteur de revenir sur les déboires d’un coiffeur irakien qui a travaillé pendant sept ans chez lui et déjà plus de trois ans au Luxembourg. Il n’a pas obtenu d’autorisation d’établissement, faute de prouver qu’il connaît… la comptabilité. « Le risque est alors qu’ils produisent de faux documents en faisant confiance à des charlatans », suppose le chargé de mission.

Après quatre ans de travail, EZZL a annoncé juste avant les fêtes qu’elle cessait son activité. « Le conseil d’administration est essentiellement constitué de retraités. Le financement de l’Œuvre ne peut pas aller au-delà de ces quatre années et les collaborateurs ne peuvent pas continuer bénévolement. On a tous beaucoup donné en travail et en implication émotionnelle », justifie Siggy Koenig. Il estime qu’il est temps que le relais soit pris par d’autres : « Nous avons transmis nos conclusions aux pouvoirs publics, à eux de voir s’ils jugent utile et nécessaire de reconduire ces actions. » Certes d’autres services, notamment à la Croix Rouge et la Caritas, travaillent avec et pour les bénéficiaires de protection internationale, y compris arabophones. « Nous avons été la voiture balais qui ramasse ceux qui ne rentrent pas dans les cases, ceux pour qui les services se renvoient la balle en disant que ce n’est pas de leur ressort », soupire le président de l’association. Il estime que les réfugiés arabophones sont peu visibles dans le paysage luxembourgeois, d’autant il n’y a pas eu d’incident majeur et que les craintes de l’islamisme se sont atténuées avec le temps. Lamia Nadi lui emboîte le pas : « Nul n’est irremplaçable, mais il est clair que l’arrêt de notre projet va laisser un vide qu’on ne sait pas trop qui va combler ». Tous laissent planer l’idée que la non-intégration n’est pas seulement dommageable pour les réfugiés eux-mêmes mais pour la société dans son entier. « Sans le projet de EZZL, sans doute l’émergence d’une communauté composée de plusieurs milliers d’individus vivant ou survivant complètement en marge de la société luxembourgeoise passerait inaperçu… du moins pendant un certain temps. »

France Clarinval
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