Supervision

Une Europe bancaire à deux vitesses ?

d'Lëtzebuerger Land vom 21.12.2012

Cela faisait longtemps que la conclusion d’un accord européen n’avait pas suscité une telle autosatisfaction : sans aller jusqu’au dithyrambe du commissaire Michel Barnier (qui a parlé d’« accord historique »), de leur homologue chypriote Shiarly (un « cadeau de Noël ») ou de leur collègue français Pierre Moscovici (un « signal adressé au reste du monde »), les ministres des finances de l’UE n’ont pas boudé leur plaisir, en saluant avec chaleur la mise en place prochaine de la supervision bancaire unique au sein de la zone euro. Les chefs d’États et de gouvernements n’ont pas été en reste (c’est un « accord majeur » pour François Hollande, d’une « valeur inestimable » aux yeux d’Angela Merkel).

Chose plus rare, les organisations professionnelles, souvent promptes à dénoncer l’accroissement de la réglementation, leur ont emboîté le pas. Même la presse s’y est mise, certains journaux comme Le Monde en France, n’hésitant pas à parler de « grand bond en avant ». À y regarder de plus près, et en mettant à part l’exceptionnelle célérité avec laquelle il a été conclu (cinq mois et demi après la demande faite lors du sommet de la zone euro en juin 2012), l’accord du 13 décembre ne mérite peut-être pas un tel enthousiasme. Non seulement il est en retrait de ce qui avait été annoncé depuis plusieurs mois, mais sur de nombreux points-clés, et même en admettant que des aspects techniques doivent encore être précisés, il n’est pas d’une grande limpidité.

La supervision unique ne concernera en définitive que 150 à 200 banques sur les quelque 6 000 que compte la zone euro. Le dispositif est assez compliqué : dans chaque pays, les trois premières banques locales, quelles que soient leurs tailles, y seront soumises. Il faudra y ajouter celles dont le bilan est supérieur à 30 milliards d’euros ou représente plus de 20 pour cent du PIB du pays (avec un minimum de cinq milliards d’euros), et celles qui bénéficient d’un programme d’aides.

Les autres banques resteront sous la coupe des superviseurs nationaux, mais la Banque centrale européenne aura la possibilité, en cas de besoin, d’intervenir pour régler l’éventuelle défaillance de l’une d’elles, et ce, avec effet immédiat, alors que l’accord ne devrait entrer en vigueur que le 1er mars 2014 (soit après les élections allemandes alors qu’il devait initialement être appliqué progressivement tout au long de 2013).

Ce choix est le fruit d’un marchandage entre la France, favorable à une supervision générale de toutes les banques de la zone euro, et l’Allemagne, qui souhaitait y voir échapper son réseau de petites banques locales (plus de 420 caisses d’épargne) et régionales (une dizaine de Landesbanken). La chancelière allemande Angela Merkel a eu finalement gain de cause en mettant en avant des facteurs économiques, matériels et financiers : pas de risque systémique lié à ces banques, coût et complexité d’une supervision étendue à 6 000 établissements. Mais chacun sait que le vrai argument est politique, les Allemands ne tenant pas à ce qu’une autorité extérieure au pays mette son nez dans la gouvernance d’établissements bénéficiant de capitaux ou de garanties publics et très liés aux milieux politiques.

La question des modalités de la supervision n’a pas été abordée explicitement. Pour exercer ses nouveaux pouvoirs et être crédible, la BCE devrait disposer de moyens d’investigation dont elle est actuellement dépourvue. Selon plusieurs experts, le système sera, au moins dans un premier temps, très décentralisé et une grande partie du travail sera, comme aujourd’hui, fait par les régulateurs nationaux sous la responsabilité de la BCE.

C’est d’ailleurs la position défendue par les associations professionnelles : pour Ariane Obolensky, directrice de la Fédération bancaire française, « il faut être raisonnable et éviter un système qui serait bureaucratique et se précipiterait pour vérifier de près les opérations courantes des banques ». Selon elle, si l’organe central doit disposer de « pouvoirs extrêmement étendus et précis », il faut aussi que « les superviseurs nationaux continuent à faire le travail quotidien ». Dans ce pays une loi en préparation renforce les pouvoirs du superviseur local des banques (l’Autorité de contrôle prudentiel) au nom des délégations dont elle pourra bénéficier de la part de la BCE. Cela étant, cette dernière doit aussi être en mesure de contredire un superviseur national. D’où l’idée de remonter, en cas de conflits, au niveau du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale.

Le point le plus délicat concerne le sort des pays de l’Union européenne non membres de la zone euro. S’ils ont toutes les raisons de se réjouir de l’accord, saluant une « issue positive », leur position pourrait aussi s’en trouver fragilisée, d’autant qu’ils agissent en ordre dispersé. L’accord prévoit que les dix pays concernés pourront accepter, sur la base du volontariat, la supervision de leurs banques par la BCE. Trois d’entre eux ont déjà fait savoir qu’ils n’étaient pas intéressés : le Royaume-Uni, la Suède et la République tchèque. Au passage, il est permis de déplorer que le pays qui abrite des établissements tels que HSBC, Barclays, Lloyds, RBS ou Standard Chartered ne participe pas au dispositif européen, sachant que ces banques ont été parmi les plus affectées par la crise. Sur les sept autres, aucun n’a encore manifesté clairement le désir de passer sous la coupe de la BCE. Reste qu’il faut prévoir cette éventualité.

Dans ce but, il a été décidé de bien séparer, au sein de la BCE, la politique monétaire (son activité de base), qui par définition ne peut concerner que des pays ayant l’euro comme monnaie, et la supervision, qui pourra inclure d’autres pays : cette dernière sera donc assurée par un Conseil de supervision, associant les superviseurs nationaux. Ses travaux seront préparés par un Comité de pilotage plus restreint, à présidence tournante. Problème : conformément au traité européen, c’est le Conseil des Gouverneurs (composé uniquement de membres de la zone euro) qui doit valider toutes les décisions majeures prises par ce Conseil de supervision. Les États sont donc tombés d'accord sur la création d'une instance de médiation qui statuera en dernière instance en cas de désaccord. Autre question délicate, celle de la place de l'Autorité bancaire européenne (EBA). Créée en novembre 2010, avec son siège à Londres, elle est en théorie l’instance de régulation des 27 pays de l’Union, bien qu’en pratique elle délègue son autorité aux régulateurs nationaux.

L’accord du 13 décembre change complètement la donne. Déjà, l’ambition de l’EBA de devenir un jour le superviseur unique de toutes les banques de l’Union européenne est complètement abandonnée. Mais son fonctionnement même se trouve chamboulé : en effet, à partir du moment où 17 pays sur 27 disposeront d’un « gendarme bancaire » unique, et parleront d’une même voix, leur poids devient bien plus élevé que celui des dix autres, avec le risque d’imposer leurs choix et donc d’une discrimination entre les banques de la zone euro et les autres. Ce point est particulièrement sensible pour les Britanniques en raison des craintes de la City de voir Francfort et Paris lui faire davantage concurrence.

Il a donc été décidé de créer un système à double majorité. Deux groupes seront formés : celui des États membres de l'union bancaire (zone euro et pays ralliés) et les autres. Pour qu'une décision contraignante soit adoptée au sein de l'EBA, une majorité devra se dégager au sein de chacun de ces groupes. En cas d’égalité (vote favorable d’un groupe, défavorable de l’autre), un comité ad hoc sera chargé de trancher. Il sera composé de deux représentants de chaque groupe, complété par le président de l'EBA. Ce mécanisme compliqué offre un quasi droit de veto aux pays « hors dispositif », ce qui est interprété par certains experts comme Nicolas Véron, du think tank bruxellois Bruegel, comme un facteur de faiblesse. Il note néanmoins que la situation sera temporaire, une remise à plat complète de la gouvernance de l’EBA étant prévue en 2014.

« L’accord n’est pas la fin de l’histoire », a reconnu Michel Barnier, et les négociations vont se poursuivre entre les ministres des finances, la BCE, l’EBA et les superviseurs nationaux pour adopter des règles précises de recapitalisation et mettre en place des mécanismes de « résolution bancaire » et de garantie des dépôts. Ironie du sort, la présidence tournante de l’UE, qui devra porter ces dossiers durant le premier semestre 2013 sera assurée par l’Irlande, un pays sous assistance financière dont les banques, largement compromises dans la bulle immobilière, ont été spécialement touchées par la crise.

Georges Canto
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