La statistique, socle du policy making, souffre d’un manque de moyens dans les pays en développement. Des bonnes pratiques doivent aussi y être associées

Données capitales

d'Lëtzebuerger Land vom 30.04.2021

Le calendrier de l’Organisation des Nations-Unies prévoit plus de 140 journées mondiales (ou internationales) sur les thèmes les plus divers : droits des femmes, bonheur, ostéoporose, jazz et même légumineuses. Il en est une qui est passée un peu inaperçue le 20 octobre 2020. Il est vrai qu’elle n’en était qu’à sa troisième édition et qu’elle ne se tient que tous les cinq ans. Il s’agit de la Journée mondiale de la statistique (World Statistics Day). En juin 2010, l’Assemblée Générale de l’ONU a souhaité faire reconnaître solennellement que « la production de statistiques et d’indicateurs fiables et à jour des progrès des pays est indispensable pour prendre des décisions éclairées et suivre la mise en œuvre des huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (Millennium Development Goals) » adoptés en 2000. Quelques mois plus tard, le thème de la première journée était la « célébration des nombreuses réalisations des statistiques officielles » (Celebrating the many achievements of official statistics), un intitulé présomptueux au regard des carences notoires des appareils statistiques dans un grand nombre de pays. La situation ne s’améliore que lentement, et ce n’est sans doute pas un hasard si le thème de la deuxième journée, en octobre 2015 (Better data, better lives) se retrouve presque tel quel dans le titre du rapport publié par la Banque Mondiale le 25 mars dernier « World Development Report 2021 : Data for Better Lives ».

Les chiffres cités par le rapport sont effarants. Ils donnent le sentiment que certaines parties du globe sont de véritables « déserts statistiques ». Environ un milliard d’êtres humains ne disposent d’aucune preuve de leur identité, soit une personne sur huit dans le monde. La moitié des trente pays les plus pauvres n’ont réalisé aucun recensement au cours des dix dernières années (la République du Congo n’en a pas fait depuis 1984) et cette opération, qui n’est qu’un simple comptage des individus, donne des résultats de très mauvaise qualité notamment en Afrique, en Asie et en Amérique latine en raison à la fois de la taille des zones géographiques à étudier, de la dispersion des populations et de la porosité des frontières. Dans ces conditions, les études plus complexes ne sont pas légion : seulement douze pays sur les trente cités disposent d’estimations sur la pauvreté pouvant être comparées dans le temps. Les enquêtes publiques auprès des ménages sur leurs conditions de vie, leurs revenus, leur consommation et leur épargne par exemple, sont coûteuses et chronophages et ne peuvent être menées que sur des échantillons réduits. L’absence, la rareté ou la mauvaise qualité des données interdit de mener des politiques gouvernementales appropriées en matière économique (notamment la lutte contre la pauvreté et les inégalités), mais aussi dans les domaines cruciaux de l’éducation et de la santé. Comment connaître et combattre la mortalité infantile si l’on considère que plus du quart des enfants de moins de cinq ans ne sont pas enregistrés à leur naissance ?

« Les données offrent un énorme potentiel de création de valeur en améliorant les programmes et les politiques, en stimulant les économies et en responsabilisant les citoyens », reconnaît pourtant le président du groupe de la Banque mondiale, David Malpass, ajoutant que « les pays à faible revenu sont trop souvent désavantagés en raison d’un manque d’institutions ». Une affirmation discutable, car la plupart des pays du monde disposent d’instituts nationaux officiels de statistique, chargés de produire les données démographiques, sociales et économiques. Ils sont généralement au centre du système statistique d’un pays, qui peut aussi comprendre des entités dépendant de ministères plus spécialisés comme ceux de l’agriculture, de l’éducation ou de la santé. D’autre part, les communautés ou territoires autonomes de certains pays possèdent un système statistique propre répondant à des besoins de proximité tout en restant lié au système national. La vraie question est celle du manque de moyens, même s’il apparaît que la « performance statistique » est faiblement corrélée avec le niveau de richesse (ainsi le Mexique et le Kirghizistan font mieux qu’on ne pouvait le craindre). Les moyens budgétaires en premier lieu, les pays pauvres ayant à financer des dépenses a priori autrement plus prioritaires que la collecte de statistiques. Insuffisance des moyens humains ensuite, aussi bien en termes quantitatifs que de compétences. De plus les médias, et par conséquent l’opinion publique, ne sont pas assez sensibilisés à la collecte, à la compréhension et à l’usage des données et les administrations publiques traînent les pieds.

Selon le rapport de la Banque mondiale, dans les pays qui manquent de protection contre un usage abusif des statistiques, les fonctionnaires n’ont aucun intérêt à divulguer les chiffres qu’ils détiennent, la maîtrise de l’information étant un facteur de pouvoir. Et un gouvernement sensible à l’importance de la collecte et de la transparence des données, pourrait, en les révélant, se voir demander des comptes à l’intérieur comme à l’extérieur et n’est donc pas incité à s’auto-incriminer. La rareté a ses bons côtés. Par bonheur, la technologie vient au secours des statistiques officielles : pour Carmen Reinhart, économiste en chef de la Banque mondiale « la combinaison de données provenant de sources multiples peut faire progresser l’élaboration de politiques (..) grâce à des statistiques plus précises et actualisées ». En Tanzanie, où les enquêtes publiques classiques avaient permis de déterminer le niveau de pauvreté sur moins de douze pour cent du territoire, l’association de leurs résultats aux données de détection par satellite a permis d’en faire une cartographie pour la totalité du pays, soit huit fois plus, « quasiment sans aucune perte de précision ». Des expériences analogues ont été menées avec succès dans des pays comptant parmi les plus pauvres en données comme l’Afghanistan et le Rwanda. Les statistiques sur l’agriculture, les forêts, l’hydrologie et la pêche se nourrissent ainsi de données fournies par des satellites et même désormais par des drones.

Mais pour combler les défaillances publiques, ce sont des technologies plus courantes, pénétrant la planète entière, qui offrent les meilleurs espoirs aux pays les plus mal lotis. Selon la GSMA (association mondiale des opérateurs de téléphonie mobile) en 2019, la seule Afrique subsaharienne comptait 456 millions d’abonnés mobiles uniques, soit un taux de pénétration de 44 pour cent. Environ 239 millions de personnes, soit 23 pour cent de la population, y utilisent également l’Internet mobile de manière régulière. On attend d’ici 2025 un nombre total d’abonnés supérieur à 600 millions, soit environ la moitié de la population. De ce fait même, le continent africain devient une terre d’élection pour les réseaux sociaux : avec près de sept pour cent des utilisateurs actifs dans le monde, soit environ 278 millions de personnes, mais avec des taux de pénétration très variables : 45 pour cent en Afrique du nord et australe, l’Afrique du Sud et l’Égypte abritant le plus grand nombre d’adeptes, mais seulement seize pour cent à l’ouest du continent, dix pour cent à l’est et huit pour cent au centre. Facebook y compte 45 millions d’abonnés. Chacun sait que les GAFAM disposent d’une masse énorme de données personnelles sur leur clients et utilisateurs. Elles pourraient partiellement compenser la médiocrité des statistiques publiques. Au Kenya, par exemple, les réseaux sociaux et les données de téléphonie mobile, en association avec les rapports officiels sur les accidents de la route, ont permis d’identifier les axes les plus dangereux et d’améliorer la sécurité routière pour sauver des vies.

La pandémie du Covid-19 a permis de voir comment les données personnelles pouvaient être utilisées à des fins de santé publique, en comprenant mieux la propagation du virus et en mettant en place les mesures et ressources appropriées. Alors que dans de nombreux pays les effets de la pandémie selon le sexe ne pouvaient pas être bien mesurés en raison des lacunes dans les statistiques officielles, les données mobiles ont pu les suppléer. En Israël, un pays pourtant doté d’un appareil statistique de haut niveau, on a établi que si l’analyse des données cellulaires avait pu être faite pendant les premières semaines de la pandémie (leur usage n’était jusqu’alors permis que pour des raisons de sécurité militaire), elle aurait permis d’identifier très rapidement plus du tiers des cas de coronavirus à travers le pays. En Gambie, où le taux de détention de smartphones est très élevé, les mesures des flux de personnes pendant les confinements ont montré qu’ils avaient un effet négatif disproportionné sur les districts les plus pauvres, et qu’il était nécessaire d’entreprendre des opérations de secours ciblées à leur profit.

Toutefois le rapport de la Banque Mondiale reconnaît que « plus les données sont utilisées, plus le risque de mauvaise utilisation est grand », au détriment des libertés publiques notamment. Il indique que « du côté des pouvoirs publics, les données peuvent être détournées, par exemple dans un but de surveillance politique ou de discrimination pour des raisons d’ethnie, de religion, de race, de genre, de handicap ou d’orientation sexuelle », tandis que des cybercriminels ont la possibilité de causer de graves préjudices en volant et en manipulant des informations sensibles. L’institution basée à Washington a observé que dans une enquête menée auprès de 80 pays, seuls quarante pour cent avaient un dispositif réglementaire relatif aux « bonnes pratiques » en matière de données, cette moyenne cachant des écarts importants puisque moins d’un tiers des pays à faible revenu en étaient dotés contre plus de la moitié des autres. « Une conception rigoureuse des réglementations visant à renforcer la cybersécurité et à protéger les données personnelles est essentielle pour susciter la confiance », indiquent les auteurs du rapport, qui saluent par ailleurs d’heureuses initiatives comme celle prise au Népal en 2019 avec la création d’un « programme de promotion de la culture et la maîtrise des données » sous forme d’une formation modulaire et personnalisable de cent heures « pour soutenir à la fois le renforcement des compétences techniques et les efforts visant à développer la culture des données chez les Népalais ».

Georges Canto
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