Parfois l’histoire se répète. Le présent et le passé se confondent

Le procès des hérétiques de Sassenheim

d'Lëtzebuerger Land du 02.12.2010

Il y a 220 ans, le 6 octobre 1790 le substitut du procureur général de Luxembourg informa le Conseil privé de l’Empereur d’Autriche à Bruxelles que le vicaire général de Trèves avait demandé à la Justice du Luxembourg d’arrêter trois paysans de la commune de Sanem, Nicolas Hilbert, Michel Feyder et Guillaume Decker et de mettre en accusation cinq autres individus du même village.

Les accusés ne fréquentaient pas la messe du dimanche, refusaient les sacrements religieux et niaient les dogmes catholiques. Pendant le service divin, ils se réunissaient dans leurs maisons pour « s’instruire entre eux dans leur doctrine et sentiments les plus pernicieux, au point, entre autres, de soutenir et enseigner que Jésus-Christ ne se trouve pas dans le tabernacle. » Ils n’admettaient pas l’autorité du pape et des prêtres, ni la validité des cérémonies et signes extérieurs de la religion, rejetaient le Nouveau Testament, prétendaient avoir eu des révélations et soutenaient que la vraie Église n’existait pas encore.

Le procureur De Traux demandait au gouvernement de Bruxelles l’autorisation de pouvoir réprimer ces « criminelles et audacieuses démarches » afin de prévenir « les effets funestes des entreprises si téméraires et en même temps si dangereuses dans une province si attachée à son Dieu et à son souverain. » Les paysans de Sanem avaient effectivement refusé de donner suite aux « représentations » qui leur avaient été faites par leur curé ainsi que par l’envoyé spécial de l’évêque de Trèves. Ils étaient donc pleinement responsables de leurs actes, assimilables au crime d’hérésie publique « accompagnée de blasphèmes et du scandale le plus affreux. »

À Bruxelles, on fit traîner les choses. Onze mois plus tard, le 28 septembre 1791, le Conseil privé dirigé par le comte Cobenzl se réunit enfin à Bruxelles pour examiner les suites à donner à cette affaire. Le rapporteur nota que, s’il est vrai qu’il convient pour « le maintien du bon ordre d’empêcher et de faire réprimer les atteintes qui peuvent être ainsi portées avec éclat et scandale contre la religion dominante, il est d’un autre côté, toujours bien désirable, même pour la tranquillité publique, autre objet important de l’autorité, de tâcher d’éviter que ces sortes d’affaires n’aient de suites bruyantes, et qu’elles n’entraînent point surtout des démonstrations publiques, qui, fondées sur d’anciennes lois très rigoureuses, émanées pour ce pays dans des temps bien différents quant aux idées et aux circonstances, de l’époque présente, pourraient produire des mouvements dans les têtes, dans une matière où ils deviennent quelquefois si dangereux, et pourraient paraître d’autant plus extraordinaires qu’elles seraient bien peu conformes à l’esprit général de l’Europe et à ses mœurs actuelles. »

Le gouvernement de Bruxelles ou Conseil privé considérait comme fâcheux que les autorités de Luxem­bourg « aient traité la chose si sérieusement et d’une manière difficile à réparer », vu que trois accusés se trouvaient déjà dans les prisons de la forteresse. Il recommandait au conseiller Du Rieux, président du Conseil souverain de Luxembourg, « magistrat sage, modéré et qui n’a point ces principes rigides » de laisser « assoupir » l’affaire. L’erreur de les arrêter ayant été commise, il serait sans doute « peu prudent de faire cesser l’affaire de haute lutte : ce serait s’exposer à donner de nouveau lieu à ces odieuses imputations d’irréligion, que les ecclésiastiques, assez fanatiques dans la province de Luxembourg pourraient se permettre de propager à cette occasion. » Le Conseil privé proposa de convaincre les détenus et leurs familles à demander grâce, en tenant compte du fait qu’ils paraissent « plutôt atteints de folie que véritablement criminels », afin qu’ « ils se conduisent désormais convenablement et sans plus troubler leur village par leurs visions et folies. »

Les hommes de Bruxelles savaient bien que les lois sur le sacrilège et l’hérésie ne correspondaient plus à l’esprit de l’époque et étaient donc caduques ou tombées en désuétude, que les temps avaient changé, qu’il fallait interpréter les articles de la loi d’une façon plus large. Ils comptaient sur la sagesse des magistrats luxembourgeois pour arranger l’affaire de façon discrète. Une bataille des couloirs opposait au sein du pouvoir les partisans des lumières aux curés fanatiques et aux gens de « principes rigides ». Derrière l’argumentation juridique transparaissait l’antagonisme de deux conceptions politiques.

À Paris, une prison avait été prise le 14 juillet 1789 et dans les mois qui suivirent les privilèges avaient été abolis et une Déclaration des Droits de l’Homme avait été proclamée. L’exemple de Paris avait embrasé la France entière jusqu’aux régions limitrophes du Duché de Luxembourg et une Grande Peur s’était emparée des privilégiés. Le 6 août 1789 le « Conseil souverain » ordonna la surveillance des frontières « à cause des troubles en France » et le 22 décembre 1789 le clergé de la ville organisa une procession solennelle pour mettre en sécurité la statue de la Consolatrice.

En octobre 1789, la réaction s’était emparée du pouvoir à Bruxelles dans le cadre de la « révolution brabançonne ». Elle exigeait du comte de Cobenzl qu’il révoque les réformes entreprises par Joseph II, notamment l’Édit de Tolérance et l’abolition de la torture. Au Luxembourg, le parti dit « patriote » – nous dirions parti clérical – comptait des partisans dans les abbayes d’Echternach, de Neumünster, parmi les moines franciscains du « Knuedler » et les maîtres des treize corporations.

Les représentants les plus intelligents du pouvoir impérial, Cobenzl, son successeur Metternich et sans doute aussi leur représentant à Luxembourg, Du Rieux, étaient conscients du fait que les événements de Sanem pouvaient être l’étincelle qui ferait sauter la poudrière. Les faits en eux-mêmes n’étaient pas si graves aux yeux de ces esprits éclairés, mais leur effet de scandale, « le danger pour la tranquillité publique », « le bruit » et « les mouvements dans les têtes » et « les démonstrations » qu’elles risquaient de produire. Pour cette raison, ils préféraient plaider l’inconscience et la folie pour « assoupir » ou endormir l’affaire.

Bruxelles avait parlé. Le Procureur n’eut plus qu’à s’incliner. Le Président du Conseil souverain, Du Rieux, chargea le Père Laurent Reuter, vicaire du Couvent des Capucins, un ordre religieux respecté dans les milieux populaires pour son humilité et sa pauvreté, de se rendre avec un autre moine à la prison de Pfaffenthal (les Trois Tours ?) pour faire rentrer les hérétiques « dans les sentiments de notre Religion et de leur faire abjurer celle qu’ils s’étaient forgée ». Le substitut du procureur De Traux reçut l’ordre de faire traiter les prisonniers « avec toute la douceur et les ménagements dus à des gens dont l’esprit est aliéné », tout en prenant « les précautions nécessaires pour que les arrêtés ne puissent point se faire voir et parler aux passants qu’ils pourraient scandaliser par leurs propos sur la religion ». Il fallait ne leur laisser « aucun livre dont la lecture puisse nuire aux fins proposées. » On peut en déduire que les trois paysans savaient lire.

Les complices, des parents des meneurs, avaient été laissés en liberté. Ils se soumirent et abjurèrent en présence du curé, du vicaire et des membres du synode de Sanem. Ils furent astreints à se présenter tous les trois mois devant le curé de Soleuvre pour que celui-ci puisse s’assurer qu’ils n’étaient pas retombés dans l’erreur. Le Président Du Rieux proposa de les dispenser du payement des frais judiciaires « attendu qu’ils (y) parviendraient difficilement par la vente du peu de meubles et bétail qu’ils possèdent » et que leurs possessions ne pourraient être vendues sans le consentement de leur Seigneur, du fait qu’ils étaient de condition servile.

Le 3 mars 1792, le Conseil privé se dépêcha de les gracier. Le temps pressait en effet. En juin 1791 le roi de France avait essayé de fuir et de rejoindre au Duché de Luxembourg les nobles émigrés et les troupes étrangères qui se préparaient à envahir le France pour y rétablir l’ordre ancien. La guerre menaçait. En avril 1792, le gouverneur interdit la diffusion par l’écrit ou par la parole des idées de la Révolution Française. La guerre venait d’être déclarée, une guerre qui se termina par la victoire des troupes révolutionnaires en juin 1792 à Valmy.

Les trois hérétiques emprisonnés n’avaient pas l’intention de plaider la folie ni de se rétracter. Le Conseil privé fut donc obligé de continuer la procédure qu’il avait voulu enterrer en évitant toutefois la présence d’un commissaire ecclésiastique pendant les interrogatoires et pendant le procès. C’était une façon d’abandonner l’accusation d’hérésie au profit du trouble à l’ordre public. Le 24 janvier 1793, le Conseil de Luxembourg décida de « les enfermer pour le restant de leurs jours » et de les obliger en même temps « à faire amende honorable devant l’église paroissiale de Soleuvre et la succursale de Sanem » et confisquer leurs biens.

Le Conseil privé accepta la condamnation à la détention perpétuelle mais s’opposa à la confiscation des biens, observant que « les trois arrêtés sont mariés, que le premier a cinq enfants, le second huit et le troisième quatre » et « que la peine de la confiscation se réduira à peu de chose et ne tomberait que sur leurs enfants innocents et leurs femmes ». Les familles devraient de toute façon se charger du payement des frais et mises en justice, de l’entretien dans la prison, fournitures la paille et payement des repas. Quant à la rétractation publique, « il n’en résulterait qu’un nouveau scandale, au cas que, comme il est très apparent, ces malheureux opiniâtres ne voulussent pas se prêter à demander pardon. » Après une enquête sur les biens des trois condamnés pour hérésie, l’archiduc Charles d’Autriche signa le jugement à la date du 9 octobre 1793.

Pendant ce temps, les troupes françaises victorieuses resserraient l’étau autour de la forteresse. Le 15 juin 1795, elles faisaient leur entrée dans la forteresse, considérées par les uns comme des occupants et par les autres comme des libérateurs. Le nouveau pouvoir municipal décida lors de sa première réunion, le 25 juin, de libérer Michel Feyder, Guillaume Decker et Nicolas Hilbert. Le premier officier municipal, Nicolas Couturier, un pharmacien de la Grand-rue qui avait connu la prison pour ses opinions révolutionnaires, fit un rapport sur les conditions abominables existant dans les prisons qui se termine par cette phrase : « L’humanité souffre, si on laisse ces malheureux sans aide. »

Sources:
Henri Wehenkel
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