Les politiques actuelles de soutien à l’agriculture entravent l’adaptation au changement climatique

Réorienter les aides

Des aides supplémentaires sont accordées aux éleveurs luxembourgeois
Foto: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land vom 17.11.2023

Selon un document de plus de 300 pages publié fin octobre par l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques), le soutien public à l’agriculture atteint aujourd’hui des niveaux records, mais les politiques menées faussent le jeu du marché et ne contribuent pas à l’adaptation au changement climatique. Dans le rapport annuel « Politiques agricoles : suivi et évaluation » dévoilé le 30 octobre, les chiffres de l’OCDE couvrent 54 pays, un périmètre bien plus large que celui des 38 membres de l’organisation. Seize économies supplémentaires ont été étudiées, cinq dans l’UE et onze grands pays émergents, ce qui offre un large panorama très approprié au sujet étudié. Il en ressort que sur la période 2020-2022, le soutien total à l’agriculture a atteint le niveau record de 851 milliards de dollars par an, soit 22,3 pour cent de plus qu’avant la pandémie. Par rapport à la période 2000-2002, le montant a été multiplié par deux et demi, une croissance néanmoins inférieure à celle de la production totale, multipliée par 3,6.

Au cours des trois dernières années, les gouvernements se sont efforcés de protéger les consommateurs et les producteurs des effets de la crise sanitaire, des soubresauts géopolitiques et d’une l’inflation inédite depuis quarante ans. Les producteurs à titre individuel ont été les principaux bénéficiaires en recevant pratiquement les trois-quarts des aides, soit 630 milliards de dollars par an sur la période étudiée, contre 525 milliards de dollars entre 2017 et 2019 avant la pandémie (hausse de vingt pour cent). Cela correspond à quatorze pour cent des recettes agricoles brutes (RAB) durant la période 2020-22. Mais dans certains pays de l’OCDE cette proportion grimpe à plus de quarante pour cent.

L’OCDE déplore que le soutien soit essentiellement le fait de quelques grands pays producteurs, la Chine, l’Inde, les États-Unis et l’Union européenne représentant respectivement 36 pour cent, 15 pour cent, 14 pour cent et 13 pour cent du total (soit ensemble près de 80 pour cent). Plus embêtant, « les mesures les plus susceptibles de fausser le jeu du marché ont représenté la majorité de ce soutien public » indique le rapport. Ainsi, plus de la moitié de l’aide aux producteurs (soit 333 milliards de dollars par an) a été financée par les consommateurs, au travers des tarifs douaniers et des autres mesures qui ont hissé les prix intérieurs au-dessus des prix de marché. Le reste (297 milliards de dollars par an) correspond à des subventions aux motifs et aux modalités variés, notamment des compensations pour faire face à l’augmentation du prix des engrais et de l’énergie. Sur le total des aides, ce sont 518 milliards de dollars, soit 61 pour cent, qui ont été financés par les contribuables.

La majeure partie des aides renforce les structures de production existantes. Les mesures de soutien par les prix et les subventions « faussent la production et le marché », selon le Secrétaire général de l’OCDE, l’australien Mathias Cormann, et empêchent les systèmes productifs d’évoluer. De plus, elles créent des distorsions sur les marchés internationaux, pourtant essentiels pour atténuer les effets des pénuries ou absorber des récoltes exceptionnelles. Mais, ajoute-t-il, « elles peuvent de surcroît être dommageables pour l’environnement, puisqu’elles nuisent souvent à la qualité de l’eau et à la biodiversité et peuvent pousser à la hausse la consommation de ressources et les émissions de gaz à effet de serre. Des réformes s’imposent pour que le soutien public à l’agriculture et à d’autres secteurs ne fasse pas obstacle à la réalisation des objectifs climatiques mondiaux ».

C’est le principal problème en réalité, car le changement climatique a un impact grandissant sur la production agricole partout dans le monde, du fait de la variabilité accrue des températures et des précipitations et des phénomènes météorologiques extrêmes de type sécheresses, inondations, canicules et tempêtes, de plus en plus fréquents et graves, qui frappent l’agriculture. Cela dit, la Banque mondiale a rappelé dans un document du 31 mars 2023 que si la production agricole est menacée par les effets du changement climatique, les systèmes alimentaires y contribuent aussi puisqu’ils sont à l’origine d’environ trente pour cent des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les modèles de production actuels sont aussi à l’origine de niveaux de gaspillage non soutenables, un tiers de la nourriture produite dans le monde étant perdue ou gaspillée.

Or dans les dépenses de soutien, les sommes consacrées aux mesures de prix et aux subventions aux producteurs sont toujours plus importantes au détriment des services d’intérêt général – innovation, biosécurité, infrastructures – dont la part est tombée à 12,5 pour cent durant la période 2020-22, contre 16 pour cent vingt ans plus tôt. Ils sont pourtant essentiels pour aider les agriculteurs à s’adapter à des conditions climatiques moins favorables, ainsi que pour favoriser une croissance durable de la productivité.

Pour autant les autorités ne restent pas inactives sur ce point, l’OCDE ayant recensé, dans les 54 pays étudiés dans le rapport, près de 600 mesures d’adaptation au changement climatique dans le secteur agricole. Mais soixante pour cent d’entre elles sont de nature sociale, économique et institutionnelle, comme la planification de l’adaptation ou la fourniture de services climatologiques, de mécanismes financiers et de dispositifs d’assurance. L’organisation appelle à des mesures supplémentaires et plus fortes, en s’attelant « de toute urgence à la mise en œuvre de projets concrets ». Il s’agit de concilier l’inévitable soutien économique à court terme « avec des ajustements progressifs à moyen terme et des actions transformatrices à long terme ». À ce sujet, l’OCDE observe avec regret que si plusieurs pays ont fixé des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de l’économie, seuls 19 des 54 pays étudiés ont défini sous une forme ou une autre un objectif d’atténuation spécifique à l’agriculture.

Vertueux Luxembourg

Au Grand-Duché l’agriculture occupe une place très limitée dans l’économie avec 0,2 pour cent du PIB et 0,8 pour cent de la population active, mais, notamment sous l’angle des aides dont elle bénéficie, elle pourrait servir d’exemple au niveau international. Le 13 septembre 2022, la Commission européenne a approuvé le plan stratégique national présenté par le Luxembourg pour l’application de la politique agricole commune (PAC) entre 2023 et 2027. Un document synthétique de sept pages publié à cette occasion révèle une large palette d’aides financières allant toutes dans le sens du développement durable.

Il indique que « l’une des principales priorités est de garantir des revenus plus équitables aux producteurs agricoles », car au Luxembourg, le revenu agricole représente environ un tiers du salaire moyen dans l’ensemble de l’économie. L’État apportera un soutien direct aux agriculteurs afin de leur garantir un revenu viable. Une attention particulière sera accordée aux secteurs de la production de viande bovine, car le revenu y est encore inférieur au revenu agricole moyen. Le dispositif est complété, pour les éleveurs, par des aides à l’investissement pour moderniser les bâtiments d’élevage et par un soutien financier à ceux qui s’engagent à réduire la densité de leur cheptel (d’au moins quinze pour cent au cours des trois premières années).

L’accent est également mis sur le renouvellement des chefs d’exploitations agricoles. Pour cela le plan luxembourgeois prévoit de soutenir l’installation de 150 jeunes agriculteurs., en leur octroyant une aide financière de 80 000 euros (pouvant aller jusqu’à 100 000 euros dans certains cas) pour démarrer leur activité. Autre exemple : un objectif-clé étant de réduire de moitié l’utilisation des pesticides d’ici à 2030, des subventions seront accordées aux agriculteurs qui souhaitent abandonner leur utilisation. Ils recevront entre 70 et 1 000 euros par hectare en fonction des substances actives abandonnées et du type de culture. L’objectif s’inscrit dans la volonté de tripler la superficie consacrée à l’agriculture biologique d’ici à 2025 pour la porter à vingt pour cent du total.

Le budget total est estimé à 465,3 millions d’euros dont plus de 35 pour cent de paiements directs (exclusivement sur budget européen) et près de 65 pour cent d’aides au développement rural (financées localement à 80 pour cent). Au total le budget dépend à 51,7 pour cent du financement national.

Coûts cachés

Le 6 novembre, la FAO (Food & Agriculture Organization), une émanation de l’ONU, a publié un étonnant rapport sur les coûts cachés (également appelés frais occultes) générés par les systèmes de production agricoles et agro-alimentaires dans 154 pays. Ils s’élèveraient à 10 000 milliards de dollars, soit quelque dix pour cent du PIB mondial en moyenne. Mais si dans les pays riches le poids des coûts cachés est de huit pour cent du PIB, il monte à douze pour cent dans les pays à revenus intermédiaires et culmine à 25 pour cent dans les pays à faibles revenus.

À hauteur de 70 pour cent en moyenne (mais davantage dans les pays à revenus élevés et dans la tranche supérieure des pays à revenus intermédiaires), ils concernent l’impact sur la santé de la population. Une alimentation trop riche en produits ultra-transformés, en sucres et en graisses provoque une augmentation de l’obésité et d’autres maladies chroniques, d’où des dépenses de santé supérieures et un effet négatif sur la productivité des travailleurs. Vingt pour cent des coûts cachés concernent les dégâts causés à l’environnement, comme les émissions de gaz à effet de serre et d’azote, la mauvaise utilisation de l’eau ou la conversion des terres agricoles en usages urbains. Cinq pour cent (mais plus de la moitié des coûts cachés dans les pays à faibles revenus) concernent les effets délétères de la pauvreté et de la sous-alimentation. Par manque de données ou en raison des difficultés à les monétiser, le total des coût cachés serait au minimum de vingt pour cent supérieur à l’estimation de la FAO.

Georges Canto
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