Quand les économistes libéraux du Fonds monétaire international s’en prennent au socialisme énergétique mis en œuvre dans les pays européens

Coups d’épée dans les boucliers tarifaires

d'Lëtzebuerger Land du 13.01.2023

En période d’inflation, c’est l’augmentation des salaires qui doit normalement permettre aux ménages de faire face aux hausses des prix des produits et services qu’ils consomment. Mais elle intervient toujours avec retard, et si elle n’est pas compensée par une amélioration de la productivité du travail, elle se traduit par une hausse des coûts des entreprises, qui, une fois répercutée sur les prix, ne fait qu’alimenter le phénomène. De toute manière, face à un « choc d’inflation » il faudrait d’énormes hausses de salaires pour simplement maintenir le pouvoir d’achat. C’est pourquoi depuis un an, un peu partout dans le monde mais singulièrement en Europe, les gouvernements ont rivalisé d’imagination pour mettre au point des dispositifs temporaires d’aides directes, qui concernent aussi bien les particuliers que les entreprises, comme on l’a vu au Luxembourg en 2022.

Dernier exemple en date, en France le 6 janvier. Pour compenser en partie l’explosion de la facture d’électricité de nombreux artisans, comme les boulangers ou des restaurateurs, le gouvernement a plafonné à « 280 euros le mégawattheure en moyenne sur 2023 » le tarif des contrats de fourniture d’électricité de quelque 600 000 très petites entreprises (TPE, moins de dix salariés). Le célèbre chef Thierry Marx, président du principal syndicat patronal de l’hôtellerie-restauration, n’a pas tardé à réclamer l’extension de la mesure à de « petites PME » pour éviter des distorsions de concurrence. Quelques jours plus tôt en Espagne, où les prix des produits alimentaires ont augmenté de plus de quinze pour cent en un an, le gouvernement a annoncé que le pain, le lait, le fromage, les fruits, les légumes et les céréales ne seront plus assujettis à la TVA. Celle sur l’huile et les pâtes passera de dix à cinq pour cent. Dans certains pays les aides s’étendent aussi aux ménages qui remboursent des crédits immobiliers à taux révisable.

Dans un document publié par le Fonds monétaire international (FMI) en décembre 2022, les auteures Oya Celasun et Dora Iakova, se sont focalisées sur les conséquences de l’augmentation des tarifs de l’énergie, rappelant que les prix de gros du gaz naturel ont été multipliés par 7,5 entre le début 2021 et l’été 2022. Ils ont baissé depuis, mais demeurent très élevés et pourraient augmenter à nouveau à l’approche de l’hiver 2023-2024. Les cours du charbon et du pétrole brut ont eux aussi fortement augmenté. Le FMI estime à environ sept pour cent la hausse du coût de la vie occasionnée en 2022 par l’augmentation des prix de l’énergie, qui est venue s’ajouter aux pressions inflationnistes dues aux perturbations dans le transport de matières premières agro-alimentaires et dans les chaînes d’approvisionnement. Mais un calcul sur 27 pays montre que la hausse générale des prix due à l’envolée des tarifs de l’énergie a été contenue dans la moitié d’entre eux (dont le Luxembourg et la France) grâce aux mesures mises en place, que le document classe en trois catégories.

La quasi-totalité des pays européens ont mis en place des dispositifs consistant à « masquer les signaux de prix », par exemple par le plafonnement des prix de détail ou par la baisse des redevances, des charges ou des taxes ; c’est notamment le cas de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Espagne, de la France, de l’Italie, du Portugal et du Royaume-Uni. Prévues pour être provisoires, ces mesures ont souvent été prolongées ou étendues, voire les deux à la fois. Certains pays ont également mis en place des « boucliers tarifaires » qui profitent aussi bien aux ménages aisés que modestes, notamment sous forme de subventions aux combustibles et de chèques énergie pour tous. Enfin les pays où les prix de détail sont historiquement très réglementés, comme la Hongrie et Malte, continuent de faire en sorte que la hausse des prix de gros se répercute peu, ou pas du tout, sur les consommateurs.

Pour les auteures ces mesures sont trop coûteuses. En Europe le coût budgétaire médian est de 1,75 pour cent du PIB. Les chiffres en valeur absolue sont parfois spectaculaires comme le plan allemand de 200 milliards d’euros en octobre 2022. Ces dépenses supplémentaires aggravent les déficits publics, quelques mois à peine après la crise sanitaire qui les a déjà beaucoup creusés. Elles ont des effets pervers, au niveau même des prix de l’énergie. La moitié des dépenses, en valeur, créent des distorsions. « Supposons, écrivent les expertes du FMI, que l’ensemble des pays européens disposent de suffisamment d’espace budgétaire pour faire en sorte que seule une part minime de la hausse actuelle des prix de gros du gaz se répercute sur les prix de détail. Que se passerait-il ? Les consommateurs européens ne réduiraient leur consommation qu’à la marge ; or, comme l’offre de gaz est limitée, les cours mondiaux continueraient d’augmenter, ce qui alourdirait les coûts pour les finances publiques et réduirait l’efficacité des politiques nationales visant à protéger les consommateurs. En outre, les pays du reste du monde pâtiraient à leur tour de ce surcroît d’augmentation des prix. En somme, le blocage des prix du gaz par les pays européens se traduirait par un renchérissement et des difficultés encore plus marqués au niveau mondial, sans pour autant que la situation des consommateurs européens ne s’améliore sensiblement ». Par ailleurs, comme 70 pour cent des montants des mesures prises ne sont pas ciblés, elles contribuent à maintenir une demande globale élevée, elle-même source de hausse des prix des biens et services hors énergie.

Fidèle à sa doctrine libérale, le FMI estime que, « plutôt que de s’attacher à bloquer la répercussion de la hausse des prix de gros sur les prix de détail en mettant en place des prix plafonds, des ristournes et autres baisses d’impôt, les pouvoirs publics gagneraient à assurer le libre jeu des signaux de prix ». C’était une position attendue, les économistes étant généralement hostiles aux mesures de blocage des prix qui reviennent à « tremper le thermomètre dans l’eau froide ». Mais, en même temps, le FMI suggère de protéger les ménages fragiles « en les faisant bénéficier de transferts forfaitaires ». D’après les calculs de l’organisation, la compensation totale de la hausse des prix de l’énergie depuis début 2021 en faveur des quarante pour cent des ménages européens les plus modestes aurait coûté 0,9 pour cent du PIB en 2022 et serait de 1,2 pour cent en 2023, soit environ la moitié du coût moyen des politiques actuellement mises en œuvre en Europe. Le FMI suggère de concevoir les dispositifs en faveur des ménages de façon à ce que les aides diminuent progressivement à mesure que l’on s’approche des tranches de revenu plus élevées.

Certains pays ont mis en œuvre des mesures spécifiques, inscrites dans un ensemble plus large de mécanismes d’aide, qui ne viennent pas perturber les signaux de prix. Il peut s’agir de transferts forfaitaires uniformes (Allemagne) ou progressifs (Chypre), de transferts forfaitaires aux ménages les plus modestes qui ne bénéficient ni d’un « revenu minimum vital » ni d’une pension de retraite (Espagne), de rabais forfaitaires sur les factures énergétiques accompagnés de la récupération par la voie fiscale des montants accordés aux ménages plus aisés (Allemagne, Belgique), ou encore de l’extension à davantage de ménages des dispositifs d’aides sociales forfaitaires existants (Allemagne, Belgique, Luxembourg). Avec le temps plusieurs pays ont infléchi, au moins partiellement, leurs dispositifs dans un sens conforme aux souhaits du FMI : ainsi en France les « remises » généralisées sur les prix des carburants ont pris fin le 31 décembre au profit d’une indemnité carburant d’un montant de cent euros versée aux dix millions de travailleurs les plus modestes, qui devront en faire la demande.

À la rescousse des emprunteurs

Avec la forte hausse des taux d’intérêt, les ménages qui ont souscrit des emprunts immobiliers à taux révisable peinent à les rembourser. C’est le cas au Royaume-Uni où un quart des prêts sont accordés sous cette forme. Les grandes banques s’y sont entendues sur la nécessité d’aider les emprunteurs en difficulté. Selon le Financial Times, HSBC, Barclays, Lloyds Banking Group ou NatWest pourraient diminuer les mensualités, proposer des taux plus avantageux pour une période limitée ou allonger la durée des emprunts. Pendant l’été 2022, la Pologne a adopté une loi permettant aux emprunteurs de suspendre leurs remboursements pendant huit mois entre 2022 et 2024. En Espagne, fin novembre, les banques se sont également engagées à venir en aide à près d’un million de foyers ayant signé des prêts à taux variables. De manière étonnante, l’inquiétude gagne aussi les ménages japonais, pour la première fois depuis plusieurs décennies, car fin décembre la banque centrale a procédé à un resserrement monétaire surprise, qui a mis fin à une longue période de taux nuls ou très faibles.

Aides tous azimuts au Luxembourg

Le 20 décembre, la Chambre des députés a approuvé de nouvelles mesures de soutien aux ménages et aux entreprises face à la flambée des coûts de l’énergie. Pour les entreprises il s’agit surtout de prolonger des mesures, comme celle qui permet de « couvrir une partie des surcoûts en gaz naturel et en électricité » pour la production, le chauffage ou le refroidissement, qui durera jusqu’à mi-2023, ou les prêts garantis par l’État, dispositif prolongé jusqu’au 31 décembre pour faire face aux difficultés économiques provoquées par la guerre en Ukraine. Mais l’aide énergétique sera aussi étendue, n’étant plus réservée (sous conditions) aux entreprises grosses consommatrices d’énergie avec des montants revus à la hausse. L’enveloppe financière totale prévue pour aider les entreprises particulièrement touchées par la hausse des prix de l’énergie s’élève à 375 millions d’euros.

Pour les particuliers des mesures spécifiques seront mises en place, comme le maintien des prix de l’électricité aux tarifs de 2022 pour la très grande majorité des ménages. Sont aussi inscrites une subvention de 35 pour cent pour les livraisons de moins de cinq tonnes en granulés de bois ainsi qu’une aide aux propriétaires de véhicules électriques pénalisés par le surcoût des recharges. Au-delà des mesures ponctuelles, l’État va accroître son aide aux ménages qui investissent dans les énergies renouvelables (remplacement de chaudières, installation de panneaux photovoltaïques). Un coup de pouce plus général sera donné à certains ménages, avec notamment une hausse de 3,2 pour cent au 1er janvier de revenu d’inclusion sociale (Revis).

Georges Canto
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