Face à la crise financière

Les nouveaux comportements des citoyens avec leur argent

d'Lëtzebuerger Land vom 09.12.2011

« C’est une chance que les gens de la nation ne comprennent pas notre système bancaire et monétaire, parce que si tel était le cas, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin. » Henry Ford ignorait certainement que son analyse serait d’une brûlante actualité plus de 80 ans plus tard : les mouvements citoyens inventent ou réinventent des mécanismes visant à faire valoir leur vues face à une finance dérégulée que l’on dit incontrôlable. Parallèlement à ces actions parfois spectaculaires, les investisseurs privés privilégient des placements répondant à des critères de plus-value socio-environnementale. Si les fonds de placements socialement responsables continuent leur progression, les produits de la finance sociale connaissent une nouvelle jeunesse, et les chiffres issus des banques et organisations de la finance sociale ne démentent pas cette tendance de fond qui s’est propagée suite à la crise de l’automne 2008.

Rappelons avant tout que la crise dite de l’endettement ou de l’euro que nous vivons actuellement a été la suite logique de celle des subprimes en automne 2008. Cette crise a eu comme point d’orgue la chute de la banque d’affaires Lehman Brothers et surtout la perte de 27 pour cent du PIB mondial de 2008 consommés pour renflouer les banques défaillantes : cette estimation est donnée par l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet, que l’on ne saurait soupçonner d’une quelconque sympathie envers les thèses altermondialistes.

L’endettement massif des États industrialisés qui en a résulté, pèse lourdement sur la stabilité de nos économies, au point de menacer la cohésion européenne et de redonner des couleurs aux thèses nationalistes, que l’on avait pensé définitivement enterrées depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Les populations des pays sous la coupe des plans d’austérité protestent, à juste titre, contre les sacrifices qui leurs sont imposés alors qu’ils ne portent aucune responsabilité dans la débâcle financière actuelle, et refusent que les marchés financiers exercent un Diktat à leurs démocraties : la Grèce et l’Italie sont désormais gouvernées par des dirigeants qui n’ont pas été élus.

Le système bancaire dominant est largement discrédité pour nombre de citoyens, dont certains se reconnaissent dans le mouvement des indignés qui essaime partout à travers le monde. Des pays peu connus pour leur capacité de mobilisation citoyenne comme Israël n’ont pas échappé à cette vague de révolte. Les critiques et revendications exprimées sont certes assez disparates d’un pays à l’autre mais pratiquement tous ces mouvements se reconnaissent dans la remise en cause du primat de la finance sur les démocraties. On aurait tort de limiter ces protestations à des manifestations ou des occupations de lieux symboliques comme le Zucotti Park devant Wall Street à New York, la Cathédrale Saint Paul à la City de Londres ou l’Arche de la Défense à Paris. Si l’appel d’Eric Cantona à vider les comptes des banques en France a fait surtout du buzz médiatique, on ne peut pas en dire autant de celle de Kristen Christian, une Américaine de 27 ans qui, exaspérée par la politique commerciale discriminatoire de sa banque, a lancé l’opération Bank Transfer Day sur les réseaux sociaux. En quelques jours elle a mobilisé bien malgré elle 650 000 de ses compatriotes, excédés comme elle par l’impunité du secteur financier. Ceux-ci ont fermé comme un seul homme leurs comptes bancaires pour transférer leurs avoirs vers des banques coopératives, retirant ainsi la rondelette somme de 4,5 milliards de dollars aux grandes banques commerciales du pays. Bien que Kristen Christian ait précisé que son initiative ne s’inscrivait pas dans le mouvement Occupy Wall Street, il est certain que cette opération inédite ne restera pas isolée, d’autant que les mouvements de citoyens qui ont été délogés plus ou moins brutalement par la police ont promis qu’ils ne resteront pas inactifs sur les leviers à leur portée pour faire valoir leurs revendications.

Plus proche de nous, l’association Attac Deutschland a lancé en juillet dernier la campagne Krötenwanderung qui dénonce les banques jugées les moins responsables de par leur engagement dans l’industrie nucléaire, le commerce des armes, leur présence dans les paradis fiscaux, la spéculation sur les matières premières qui font grimper les prix des céréales vitales pour l’alimentation des pays en voie de développement, etc. Comme ce fut le cas outre-Atlantique, cette campagne dépasse la condamnation morale puisque qu’elle a encouragé nos voisins à transférer leurs avoirs déposés des « mauvaises » banques vers des institutions financières spécialisées dans les investissements à plus-values sociales environnementales comme la GLS Bank, l’Umweltbank, l’Ethikbank ou vers des banques restées fidèles à leur mission de rémunération de l’épargne des ménages et du financement de l’économie réelle comme les Sparkassen régionales.

Dans les pays où la précarité a fortement cru ces derniers mois, des alternatives au système bancaire se sont créées comme cette caisse solidaire dans la région de Séville, où des mères de familles généralement en mauvais termes avec leurs banquiers réinventent le principe de la tontine africaine : la mutualisation d’une épargne et du risque lié au crédit autour d’une communauté qui permet ainsi à des personnes exclues du système bancaire de pouvoir à nouveau épargner et subvenir à leurs besoins de base par le microcrédit.

Les monnaies alternatives et complémentaires connaissent également un regain d’intérêt, à l’heure où les monnaies dominantes connaissent de sérieux problèmes qui menacent jusqu’à leur existence. Pire encore, la possibilité de l’explosion du risque systémique – à savoir l’effondrement financier qu’a connu l’Argentine en décembre 2001 – n’est plus considérée comme impensable aujourd’hui et ce à l’échelle mondiale. L’économiste Frédéric Lordon, qui avait déjà avec d’autres experts de la pensée économique non-libérale prévu le désastre de 2008, est sans appel quand il déclare : « On a créé des mastodontes de la finance encore plus ‘déspécialisés’ qu’auparavant, véritables foyers de risque systémique ambulants. »

De tels bouleversements ont évidemment des conséquences sur l’investissement socialement responsable. L’organisation Eurosif, qui regroupe les principaux acteurs européens de l’ISR a ainsi constaté dans son enquête publiée en 2010 que les actifs sous gestion répondant à des critères socio-environnementaux ont ainsi cru de 87 pour cent en trois ans passent de 2 700 à 5 000 milliards d’euro en trois ans. Les fonds thématiques, spécialisés dans un secteur précis, comme la microfinance dans les pays en voie de développement ou la production d’énergies renouvelables, connaissent également une forte croissance. Ce sont avant tout les investisseurs institutionnels (banques, fonds de pension et assurances) qui occupent le marché puisqu’ils représentent 92 pour cent du volume en investissement. Les particuliers, en partie échaudés par la volatilité des fonds d’actions, préfèrent aujourd’hui se concentrer sur des produits d’investissement de proximité, garantissant à la fois la responsabilité de l’activité soutenue et la transparence vers l’épargnant qui sait toujours comment travaille son argent.

Contrairement à la majorité écrasante des fonds de placement de type ISR qui n’investissent que dans les entreprises de grande taille, la finance sociale soutient les organisations qui n’ont pas accès aux marchés pour se financer : PME, entreprises coopératives du secteur marchand et non marchand, associations, ONG, etc. Cette finance est promue par des organisations de la société civile ou des banques de taille plus modeste que les banques traditionnelles. Il n’y a pas qu’aux États-Unis ou en Allemagne que les choses changent : les associations de la finance sociale de nos voisins belges travaillent actuellement à la création d’une banque citoyenne qui fournira les mêmes services qu’une banque traditionnelle.

Quant à etika, qui fêtera ses quinze ans de fondation ce mois-ci, elle a prouvé à travers le quasi millier d’épargnants lui ont fait confiance, les 40 millions d’euros d’épargne déposés et les plus de 80 organisations soutenues, qu’au Luxembourg aussi la finance sociale a une crédibilité, et une popularité qui ne s’est pas démentie depuis un certain mois de septembre 2008 : nous avons ainsi gagné en volume pour les années 2009 et 2010 autant d’épargne déposée que pendant les SEPT premières années du mécanisme. Plus que jamais etika, avec les autres acteurs de la finance sociale européenne, demande aux pouvoirs publics de prendre leur responsabilités en adaptant leurs politiques d’investissement et de fiscalité pour que les produits de la finance sociale puissent devenir comparables en volume aux placements traditionnels.

L’auteur est coordinateur pour etika – Initiativ fir Alternativ Finanzéierung asbl
Jean-Sébastien Zippert
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