Retours d’Histoire

d'Lëtzebuerger Land vom 11.03.2022

En guise d’introduction, on pourrait évoquer un petit pays trop riche qui a plié sous le poids de ses propres contradictions. On pourrait montrer, chiffres à l’appui, les effets corrosifs de l’immobilier sur la « cohésion sociale ». On pourrait stigmatiser des « coupables », évoquer l’enrichissement obscène des promoteurs privés, l’incompétence des administrations communales, le clientélisme des maires, les propriétaires fonciers restés au stade anal de la rétention, les autochtones se cramponnant à leur cauchemar carboné du suburbia, la politique monétaire qui pousse l’épargne à se réfugier dans la pierre, le pédantisme de l’administration de l’Environnement, les multipropriétaires gavés aux stéroïdes fiscaux, l’inconséquence du pouvoir politique qui se lamente de la « crise du logement », mais refuse d’en tirer les conclusions qui s’imposent…

On pourrait également fouiller les archives parlementaires et se rendre compte que, dans les moments de crise, les tabous propriétaristes ont été brisés. Ce qui avait toujours paru impensable et impraticable a pu être pensé et mis en pratique. Au printemps 1946, alors qu’une partie du pays était toujours en ruines et en cendres (lire pages 26-27), la Chambre votait l’introduction d’« une taxe de compensation mensuelle à charge des personnes habitant les immeubles qui, eu égard à leurs besoins, sont insuffisamment occupés ». La loi allait plus loin encore, conférant aux collèges échevinaux le pouvoir de « réquisitionner les immeubles et parties d’immeubles non occupés ou occupés par simulation destinés à servir de logement ou susceptibles d’être aménagés facilement à ces fins ». L’effet de cette loi était « une formation forcée du bail », avec l’administration communale comme « intermédiaire ». Lors de la discussion parlementaire, le député-rapporteur Lambert Schaus (CSV) rappelait que le droit de propriété n’était pas un droit absolu, mais limité par le « bien commun ». Les réquisitions avaient cependant une forte charge nationaliste, voire revancharde, puisqu’elles visaient surtout les « inciviques » (c’est-à-dire les anciens collabos) ainsi que les « ressortissants ennemis ». (Parmi les députés, ce dernier point souleva quelques interrogations, que le Premier ministre chrétien-social, Pierre Dupong, tenta de dissiper : « L’Italie n’est plus un pays ennemi. Mais nous faisons évidemment la différence avec les fascistes italiens. Ceux-là, nous les considérons comme ennemis ».)

En 1961, le gouvernement procéda à la plus vaste opération d’expropriation depuis la vente des biens nationaux de 1797. L’État se donna les moyens fonciers de ses ambitions européennes et s’assura la mainmise sur 360 hectares du plateau du Kirchberg, contre « une juste indemnisation ». Dans un pays marqué par l’atavisme terrien, ce fut un acte inouï de volontarisme politique. L’exposé de motifs notait qu’« il n’est que juste que l’Administration qui a créé la plus-value [en bâtissant le Pont Rouge et l’autoroute] en profite et que les propriétaires ne s’enrichissent pas à son détriment. » Pour justifier le caractère d’« utilité publique » de l’expropriation, le gouvernement ne cita pas seulement la création d’une « base matérielle pour sa politique du siège », mais également le besoin de construire « un grand nombre de lotissements destinés à des habitations privées » : « La mise à disposition d’une superficie importante aux particuliers mettra un frein énergique à la hausse excessive des prix des terrains à bâtir situés sur la périphérie de la ville et contribuera dès lors à l’assainissement du marché immobilier ».

On pourrait continuer la liste : En juin 1919, alors que le pays émerge de quatre années de privations, les tribunaux arbitraux des loyers sont introduits par un arrêté d’urgence, ceci afin de protéger les locataires contre les prétentions exagérées des propriétaires. En avril 1982, alors que l’Arbed s’enfonce, le gouvernement décide de bloquer tous les baux commerciaux durant deux années. En mai 2020, un gel temporaire de toute augmentation de loyer est décrété pour « atténuer l’impact économique de la pandémie sur la situation des personnes aux revenus modestes ».

En guise de conclusion, on pourrait avancer une prévision. Mais le propre de l’Histoire, dans laquelle l’Europe vient de rentrer, est son imprévisibilité. Notre addiction au gaz permet à Poutine de financer sa guerre. Or, décréter un embargo risquera de plonger de nombreux foyers dans la précarité énergétique. On devrait mettre les prochains mois à profit pour se préparer à un hiver 2022-2023 qui s’annonce froid. Le pays pourrait décréter une mobilisation générale avec l’objectif d’isoler en un minimum de temps un maximum de plafonds de cave et de dalles de grenier. À défaut d’être héroïque, une telle campagne de fortification thermique aura l’avantage d’être efficiente, tant pour enrayer la machine de guerre russe que la catastrophe climatique mondiale.

Bernard Thomas
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