Fortis

Pour quel deal ?

d'Lëtzebuerger Land du 23.10.2008

Le gouvernement luxembourgeois vient à son tour au chevet des petits actionnaires de Fortis, après avoir participé aux côtés de ses homologues belges au dépeçage du bancassureur et œuvré à l’atomisation du groupe dont la partie belge est désormais contrôlée à 75 pour cent par BNP Paribas et la partie luxembourgeoise est passée dans les mains de la même banque française qui n’en détient toutefois « que » 66,7 pour cent, l’État luxembourgeois ayant une minorité de blocage avec 33,3 pour cent du capital.  

Le ministre CSV du Trésor et du Budget Luc Frieden a annoncé vendredi 17 octobre les intentions du Luxembourg de faire un geste de compensation envers les détenteurs d’actions Fortis qui se sont retrouvés, malgré eux et sans aucune consultation préalable, dans une société qui ne ressemble en rien à celle dont ils avaient acheté les titres dans une optique de « bon père de famille ». Fortis Holding, la société cotée en bourse, a été totalement déconnectée de ses actifs les plus précieux qui sont passés dans le giron de BNP Paribas. Ce qui en reste est une coquille qui, outre de l’argent cash, se compose d’actifs douteux sortis de la banque à la demande du nouvel actionnaire français (10,4 milliards d’euros), des activités d’assurance et des dettes. Le titre s’est fait totalement aplatir la face en bourse, pointant sous le 1 euro. 

Luc Frieden s’est contenté de faire une déclaration de principe, sans rentrer dans les détails techniques de la forme que revêtira cette intervention des Luxembourgeois. Le ministre a laissé entendre que la solution luxembourgeoise serait inspirée, pour ne pas dire similaire, de celle que le gouvernement belge avait annoncée quelques jours plus tôt. L’État belge s’est engagé à reverser, après qu’il se sera remboursé son investissement de 9,4 milliards dans le sauvetage de Fortis, une part des dividendes qu’il devrait tirer de sa participation dans BNP Paribas, dont il est le principal actionnaire avec 11,7 pour cent du capital. L’argent sera placé dans un fonds spécial pour être redistribué aux actionnaires de Fortis, sans toutefois que leur nombre de titres dépasse les 5 000 unités. Le paiement n’interviendra pas avant 2014. Les petits porteurs devront ronger leur frein dans l’intervalle. À moins que les actions judiciaires entamées par des groupements d’actionnaires en Belgique et aux Pays-Bas n’aboutissent à des résultats positifs.

Au ministère des Finances, personne ne peut encore dire si le gouvernement luxembourgeois participera au pot commun avec la Belgique pour améliorer le sort des action­naires ou s’il compte confectionner son propre véhicule pour y logerles dividendes de sa participation de 1,1 pour cent dans BNP Paribas.

Il est impossible, au stade actuel, de dire quel sera le montant de la somme remboursée aux actionnaires de Fortis, tant du côté belge que du côté luxembourgeois, où personne n’a encore mis de chiffres derrière ce que cette mesure coûtera, ni établi la forme juridique qu’elle prendra et encore moins qui elle servira. 

Pourquoi le gouvernement luxembourgeois, qui n’avait pas d’autres obligations que celles que la morale lui dicte – le holding coté ne relève pas de la juridiction luxembourgeoise – , se montre-t-il « généreux » envers le petit capital, alors que ce genre de préoccupation ne fut jamais son fort par le passé ? Les autorités n’ont montré en effet de considération pour les actionnaires minoritaires que lorsque son fleuron industriel, Arcelor, fut attaqué et finalement avalé par son concurrent Mittal Steel en 2006. Ce n’est qu’à la faveur du raid de Lakshmi Mittal que le législateur adopta dare-dare une législation sur les offres publiques d’acquisitions (OPA).

L’annonce de Luc Frieden résonne un peu comme une faveur que le Luxem­bourg consent à la Belgique. En échange de quoi ? La temporisation des mécontents qui menacent, à travers des procès retentissants, de faire capoter le « deal » avec BNP Paribas ?

Un geste dans le dossier de la défaillance de la banque Kaupthing qui laisse dans la panade près de 10 000 clients de la succursale belge de l’établissement ? Ce n’est probablement pas un hasard si le ministre du Trésor et du Budget a annoncé le coup de pouce aux actionnaires de Fortis en même temps qu’il faisait connaître le relèvement de 20 000 à 100 000 euros de la garantie des dépôts accordée par le Luxembourg en cas de défaillance d’un établissement de crédit. Dans le même temps, Luc Frieden révélait que le gouvernement ferait un geste pour améliorer l’ordinaire des clients de Kaupthing, lesquels ne pourront pas bénéficier de la nouvelle mesure de relèvement, une loi n’étant pas d’application rétroactive. Dans un entretien au Luxemburger Wort, le ministre CSV a assuré que l’État mettrait la main au portefeuille et s’engageait à payer la différence entre l’ancienne et la nouvelle garantie. 

Il ne devrait sans doute pas arriver à cet extrême. Le gouvernement luxembourgeois multiplie en effet les démarches pour tenter de trouver un repreneur à la Kaupthing ; ce qui réglerait en partie la question délicate de l’indemnisation des déposants au-delà de ce que la réglementation impose. 

On peut donc s’interroger sur le degré de commisération que le ministre du Trésor et du Budget a pour les actionnaires, et s’il n’y a pas derrière son geste des considérations plus pragmatiques. N’a-t-il pas réaffirmé, en même temps qu’il annonçait le principe de la participation luxembourgeoise, que les investissements dans les actions quelles qu’elle soient constituaient un « grand risque » que tous les actionnaires devaient intégrer dans leur décision d’achat ? Sauf que les porteurs d’actions Fortis ne s’imaginaient pas se faire déposséder des principaux actifs qui composaient le groupe financier.  

On ne peut pas davantage s’imaginer Luc Frieden faire preuve d’une overdose de miséricorde envers les employés de Fortis Banque Luxembourg qui ont investi une partie de leurs économies dans les actions de leur société. La section OGBL des employés de Fortis Luxembourg se plaint de la pression qui fut exercée sur les employés et ex-employés de la banque pour qu’ils achètent des titres Fortis. Des crédits à taux favorables leur auraient même été octroyés par l’employeur pour qu’ils y placent leurs économies. « En réalité, il ne nous reste que nos yeux pour pleurer. Ceci d’autant plus qu’en tant que salariés loyaux et fidèles, beaucoup d’entre nous ont investi leur argent dans des actions du groupe Fortis », lit-on sur le site flouamouer.lu.

Sur ce plan-là, le gouvernement ne devrait se sentir aucune obligation, pas même morale, d’intervenir. Les autorités luxembourgeoises, contrairement à la tendance qui se dessinait partout en Europe, n’ont jamais en­visagé de mettre en place des incitants fiscaux pour encourager, à coup d’abat­­tement, l’épargne salariale. Jean-Claude Juncker, le Premier ministre et ministre des Finances, s’est toujours montré rebelle, en dépit des pressions inverses des milieux économiques, à l’idée d’encourager les employés d’une entreprise cotée en Bourse à mettre leur épargne dans la société qui leur paie leur salaire.  

En tout cas, la participation de 33,3 pour cent dans Fortis Banque Luxem­bourg, qui deviendra bientôt BGL BNP Paribas, risque de se révéler une moins bonne affaire pour les caisses de l’État que ce qui avait été prévu par le ministre du Trésor et du Budget. Il faudra renoncer à une partie du dividende BNP Paribas, dont la participation a été payée avec l’argent public, pour calmer la frustration de milliers d’actionnaires Fortis, qui sont aussi des clients des banques luxembourgeoises. L’image de marque compte donc au moins autant que les affaires de gros sous. 

Il ne faut toutefois pas négliger un autre risque latent lié à la mise sous tutelle de BGL BNP Paribas. C’est cette fois une question d’homme. Car en envoyant siéger à la tête de la banque luxembourgeoise l’un de ses meilleurs éléments du ministère des Finances, le gouvernement prend un risque majeur : celui d’affaiblir sa garde sur le front de la bataille pour la préservation du secret bancaire.  

Gaston Reinesch, l’administrateur général du ministère des Finances que le gouvernement a appelé à siéger à la présidence du conseil d’administration de la banque, maîtrise sur le bout des doigts les dossiers sensibles qui sont sur la table des discussions des Européens : fiscalité de l’épargne, secret bancaire, TVA réduite. Il faudra des hommes de son gabarit, de sa compétence et de son autorité, pour défendre les intérêts du grand-duché dans les arènes de l’UE. Car si la crise financière a mis au second plan la réforme de la directive sur la fiscalité de l’épargne et l’extension de son champ d’activité, il est certain que la Commission européenne ne tardera pas à exhumer son projet. 

Véronique Poujol
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