Justice

Le grand silence

d'Lëtzebuerger Land vom 30.03.2000

« Lorsqu'on ne sait pas, du moins, on est tranquille ». Cette devise semble être imprégnée, à côté du « Roude Léiw, huel se », dans la conscience collective luxembourgeoise. Si le secret bancaire, qui est institutionnalisé comme fondement de la structure économique actuelle de la société, peut être considéré comme une application pragmatique de la liberté individuelle et de l'occulte, l'esprit qui le rend possible est véhiculé par le caractère simultanément individualiste et paternaliste ancré dans le comportement sociétal luxembourgeois.

Tout un chacun joue, à sa façon, le jeu, sans que l'on ne puisse entrevoir un changement dans cette mentalité. Lors des dernières élections législatives, le Parti démocratique (PDL) a, peut-être, récolté des suffrages à cause de son slogan « Dialogue et transparence ». Mais une fois arrivé aux manettes, institutionnalisées, du pouvoir, le PDL a fait fi de ses promesses - affaires, et donc intérêts de l'État oblige. Le PDL n'est pas seul à avoir promis plus de transparence, presque tous les partis se sont engagés en ce sens. Mais l'unique apparemment crédible organisation à ce faire, l'ADR, détourne systématiquement cette revendication qui ne lui sert en fin de compte uniquement de masque d'honorabilité pour instiguer des chasses aux sorcières.

La transparence est ainsi rabaissée à une de ces formules politiquement correcte, contre laquelle nul ne peut s'offusquer sans se rendre suspect d'être « antidémocratique ». Entre la formule, vite dite, bien dite, et son application il y a cependant mille lieues.

Lorsque Jacques Santer, alors Premier ministre, avait signé sa circulaire interdisant à tout fonctionnaire de s'exprimer publiquement sans le consentement préalable de son supérieur hiérarchique dernier en rang - c'est-à-dire le ministre compétent -, quelques journalistes s'offusquaient. Mais en finalité, cette circulaire n'a fait que prolonger la pratique journalistique locale qui vit essentiellement de la reproduction minutieuse de conférences de presse, de communiqués ou de propos de supposés dignitaires, sans plus d'approfondissement des sujets. De plus, la rétention volontaire d'informations par les différents acteurs de la scène médiatique - à l'image, par exemple, du silence du Luxemburger Wort lorsque le Tribunal a débouté le ministre Wolter dans le procès que celui-ci avait entamé contre le journaliste Rob Roemen, alors que le même quotidien avait auparavant fait tout un baratin pour dénoncer l'attitude journalistique du même Roemen - et l'allergie chronique des médias luxembourgeois de citer les autres publications voire de reprendre leurs informations exclusives jettent plus qu'un doute sur l'utilité de la presse luxembourgeoise dans son rôle, auto-proclamé. de « quatrième pouvoir ». Le fait que le public semble indifférent à cet état des choses - en tout cas, il continue à consommer les médias luxembourgeois sans trop rechigner, que ce soit par dépit, par habitude ou à cause de la mentalité ambiante - confirme la presse dans son action. Et symbolise une certaine indifférence voire désintérêt du public envers la chose publique - du moment où ce même public n'est pas concerné directement.

Ce qui est secret est mystérieux et possède dès lors une certaine notoriété. Les épisodes précédant l'annonce officielle de la succession au trône illustrent à merveille cette équation. Alors que tout un chacun, ou presque, était au courant que le prince Henri allait hériter sous peu du titre de grand-duc de son père, la réticence de publicité en ce qui concerne les informations touchant à la Cour grand-ducale a amplifié l'impact et l'aura quasi mystique d'un événement symbolique, certes, mais en fin de compte logique et très peu extraordinaire. La monarchie survit partiellement grâce à ce silence mystique.

Les conférences de presse hebdomadaires, suivant le Conseil des ministres, du Premier ministre Jean-Claude Juncker, sont le paroxysme de l'information officielle distillée. Le Premier ministre n'y aborde que les sujets qui lui semblent importants à communiquer, et par conséquent, passe volontairement sous silence d'autres informations. Dans cet état des choses, la rétention d'informations ou le secret poursuit un autre but, celui de la solidification du pouvoir. Il fut un temps où les classes sociales d'une société furent clairement départagées par la richesse et le savoir. Les notables, riches, possédaient entre autres leur richesse et leur pouvoir à cause de leur savoir, alors que le savoir leur procurait l'assurance de leur pouvoir et donc de leur richesse. 

L'application de la culture du secret est symptomatique en ce qui concerne la Justice. A priori compréhensible eu égard à la protection de la liberté individuelle, elle génère cependant un conservatisme qui peut se révéler trivial. Le monde de la Justice, la magistrature assise et debout, les notaires, les avocats, sont tous sujets au secret professionnel. Ce secret professionnel qui influence très fortement la façon d'exercer leur métier leur permet de se détacher du public, et donc soustraire leur savoir de toute publicité. Réflexe vital, certes, pour une profession comme les avocats qui vit par un savoir acquis, un savoir codifié pour le protéger. Mais le fonctionnement interne du barreau, par exemple, démontre la méfiance qui règne dans ce monde fermé. Alors que les membres du Conseil de l'ordre, l'instance autorégulatrice de la profession, sont élus démocratiquement, leurs décisions sont pour la plupart discrétionnaires, de plus, leurs séances sont à huis clos. Du côté du Parquet, la communication d'informations est quasi nulle : le secret de l'instruction sert de paratonnerre, tout aussi bien en ce qui concerne la matérialité des faits que les questions touchant à la procédure.

Après la Révolution française, la Justice avait été déclarée publique pour permettre un contrôle extérieur du troisième pouvoir, indépendant. La justice publique connaît cependant tous les maux du monde à se décacheter. Alors que les instances juridiques supranationales, telles que la Cour de justice des Communautés européennes ou encore la Cour européenne des droits de l'Homme publient in extenso leurs décisions le moment du prononcé sur Internet (le choix de faire figurer ou non les noms des protagonistes incombe à ces derniers), l'accès à un jugement - public - dépend au Luxembourg de « l'appréciation de l'intérêt public » du Tribunal lui-même. Ce qui est une absurdité en soi, étant donné que les jugements ne reprennent que les débats ayant eu lieu en séance publique, agrémentés de l'analyse juridique des juges et du cheminement qui les a conduit à leur décision. En d'autres termes, le contrôle, dès lors que la procédure préliminaire ainsi que le développement juridique des juges ne sont pas accessibles au public, est de facto impossible. La Justice devient de la sorte un milieu fermé qui possède toutes les prémisses pour devenir autocratique à défaut d'être autocritique, car, discrétion oblige, nul n'est au courant des débats internes.

La mentalité luxembourgeoise d'accepter voire de soigner la culture du silence est inhérente à la tradition catholique du pays. L'Église catholique a été la première à créer des écoles accessibles à tous (l'émergence de l'école publique est due à la volonté libérale de casser le monopole clérical de l'éducation). Le clivage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas est facile à expliquer et à faire accepter lorsque cet état des choses peut être inculqué de façon programmée par celui qui détient le savoir. La démocratisation de la société a aussi amené une démocratisation de la culture du secret. L'individualisme devient ainsi surtout économique, le petit égoïsme, matériel, personnel, amène implicitement une désolidarisation de la société. La fraude fiscale - qui se base sur la culture du secret - est ainsi perçue par le citoyen comme un délit de gentleman. Alors qu'il est, en fin de compte, la petite part de la culture du secret que les acteurs politiques et économiques ont octroyé à l'individu.

marc gerges
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