Valeurs boursières des entreprises et mutations économiques

Passage de témoin

d'Lëtzebuerger Land vom 09.06.2017

Au début de 2017, la capitalisation boursière des Gafa (c’est-à-dire de Google, Apple, Facebook et Amazon) a dépassé pour la première fois le seuil symbolique des 2 000 milliards de dollars. Début juin, elle s’élevait à environ 2 420 milliards, soit un tiers de plus en un an, un montant colossal qui représente à peu près le PIB de la France. Ces quatre entreprises appartiennent désormais au Top 5 mondial des valeurs boursières. Apple est pour la cinquième année consécutive la société la plus chère du monde (803 milliards de dollars) devant Alphabet, la maison-mère de Google (688 milliards). Amazon (484 milliards) pointe à la quatrième place avec une progression fulgurante de sa valeur (+70 pour cent en un an) devant Facebook (445 milliards). À ce quatuor se joint Microsoft qui conserve, peut-être plus pour très longtemps, sa troisième place avec 558 milliards.

Ces résultats sont tout sauf une surprise. Dans le classement des plus grandes capitalisations mondiales, le secteur des technologies domine depuis déjà plusieurs années alors qu’en 2006 seul Microsoft faisait partie du Top 5. Selon l’étude annuelle de PricewaterhouseCoopers (PWC) qui porte sur les cent premières valeurs mondiales, il dépasse désormais celui de la finance.

En une décennie l’évolution a été spectaculaire. Au printemps 2007 le Top 10 était dominé par les entreprises pétrolières ou gazières (quatre), un classement complété par deux banques, un conglomérat, un constructeur automobile et seulement deux entreprises pouvant être rattachées aux nouvelles technologies : Microsoft et dans une moindre mesure AT&T. En 2017, il ne reste plus que deux sociétés du palmarès établi dix ans plus tôt : Microsoft, restée à la troisième place avec une valeur multipliée par deux et ExxonMobil, ex-leader désormais proche de la sortie, qui a perdu 28 pour cent

Les services financiers ne sont plus représentés que par une société d’investissement, les banques ayant disparu, tout comme l’automobile. Le bouleversement du palmarès mondial illustre bien le « passage de témoin » entre l’ancienne et la nouvelle économie. Mais le poids des grandes sociétés technologiques, qui occupent sept des dix premières places, tend à exagérer l’ampleur du changement.

Le classement européen, qui ne compte aucune société de ce genre, se révèle plus stable. Toutefois seulement quatre des sociétés présentes dans le Top 10 du printemps 2007 sont toujours là en 2017 : deux sociétés pharmaceutiques (Roche et Novartis), un pétrolier (Total) et une banque (HSBC). Parmi les six nouveaux figurent deux sociétés du secteur alimentaire (Nestlé, désormais en tête, et le brasseur belge AB-Inbev) et une du luxe (LVMH). Le palmarès européen reste marqué par la prééminence de l’industrie (huit entreprises sur dix) alors que les services pèsent les trois-quarts du PIB.

La crise est passée par là : la capitalisation des dix premières valeurs européennes est encore 17,5 pour cent inférieure à celle d’il y a dix ans. Bien que toujours présents dans le Top 10, Total et HSBC ont perdu respectivement 42 et 28 pour cent. Shell, qui en est sorti, vaut deux fois et demi moins cher. Le classement de PWC établi depuis 2008 révèle aussi que les entreprises européennes ont eu plus de mal à récupérer que leurs homologues américains.
Désormais l’Europe compte seulement 24 entreprises dans le Top 100 (17 de moins qu’en 2008), dont quatorze appartiennent à la zone euro (contre 18 en 2008). En valeur l’Europe représentait 36 pour cent du total en 2008 et n’en pèse plus que 19 pour cent. Il est vrai qu’il n’y a pas ici de valeurs technologiques pour booster le total, comme on le voit au niveau américain et mondial.

L’étude par pays, très instructive, réserve quelques surprises. Prenons l’exemple de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, où les valeurs des dix premières sociétés cotées sont assez proches (respectivement 823, 817 et 787 milliards d’euros). Notons au passage que telle est la valeur approximative de la seule Apple !

En France, la journée boursière du 3 mai dernier a été marquée par un petit évènement : pour la première fois c’est une entreprise du secteur du luxe qui a pris la tête des valeurs, LVMH détrônant à cette occasion Total. Le fait que le luxe, qui place deux autres sociétés dans le Top 10 (Dior et Hermès) ait dépassé le pétrole a été célébré comme une évolution hautement significative. Parmi les dix premiers la présence d’une banque (BNPP), d’une compagnie d’assurances (Axa), d’une société de cosmétiques (L’Oréal), d’une autre de la pharmacie (Sanofi) et d’un constructeur aéronautique (Airbus) témoigne de la grande diversité de l’économie française.

Le classement des dix capitalisations en Allemagne révèle la structure particulière de l’économie de ce pays : si la première société est un éditeur de logiciels (SAP, 119 milliards), on compte sept sociétés industrielles, dont trois dans l’automobile et trois dans la chimie. Une seule appartient aux services financiers (Allianz).

Au Royaume-Uni, dont l’économie est très orientée sur les services, deux banques figurent dans le Top 10, avec HSBC très largement en tête (155 milliards d’euros début juin 2017) et Barclays (42 milliards), mais le poids de l’industrie est plus élevé que prévu avec notamment deux grands groupes pharmaceutiques (GlaxoSmithKline, 97 milliards et AstraZeneca, 79 milliards), un géant de l’agro-alimentaire (Diageo, 69 milliards) et même deux fabricants de tabac (British American Tobacco, 119 milliards, et Imperial Brands, 41 milliards).

Ces constats doivent être atténués par plusieurs considérations. La capitalisation (nombre total d’actions composant le capital social multiplié par le cours en bourse) est loin d’être le critère idéal pour mesurer la puissance des grands groupes et pour étudier l’évolution de la structure des économies. Les sociétés non cotées, comme la plupart des groupes publics, ne peuvent être pris en compte. Ce critère favorise les entreprises États-Unis, pays où les marchés actions sont deux fois plus gros que les places japonaise, britannique, allemande et française réunies.

Compte tenu de la forte volatilité des marchés actions depuis plusieurs années, la hiérarchie des capitalisations est très instable. L’année 2016 a ainsi vu l’effacement des entreprises chinoises, dont les valeurs ont été affectées par le krach boursier de l’été 2015.

Cette volatilité existe au jour le jour, puisque par définition la valeur boursière d’une société, établie sur des marchés où la cotation est continue, change en permanence pendant les heures d’ouverture des bourses. Les positions sont précaires : ainsi Alphabet (Google) a pris la tête au niveau mondial en février 2016, devant Apple mais pour quelques jours seulement. En mai 2017, en France, LVMH et Total ont occupé la pole position à tour de rôle. D’autres critères, comme le chiffre d’affaires ou les effectifs, sont plus stables bien qu’ils ne soient pas non plus dénués d’inconvénients (lire encadré).

Enfin, ne retenir que les dix premières sociétés est forcément réducteur. On peut penser à juste raison que les conclusions seraient un peu différentes en s’intéressant aux vingt, cinquante ou cent capitalisations les plus importantes, a fortiori en compilant les 500 sociétés listées par le Financial Times. Au terme de cette analyse élargie, le passage à une « nouvelle économie » est moins flagrant, car le poids des valeurs technologiques est alors dilué, mais demeure tout aussi visible.

Autres visions

Le chiffre d’affaires est le critère le plus répandu pour les classements des grandes entreprisesmais offre un palmarès radicalement différent de celui des capitalisations boursières. Dans le Top 10 mondial (chiffres 2015) on ne trouve en effet qu’une seule valeur technologique (Apple9e) aux cotés de six pétroliers (dont trois chinois) et deux constructeurs automobiles (VW et Toyota). En retenant ce critèrela plus grande entreprise mondialede loinest… un distributeur ! (Wal-Mart avec 482 milliards de dollarsdeux fois plus qu’Apple). Les Gafa et Microsoft ne pèsent que onze pour cent du chiffre d’affaires des 25 plus grosses sociétés américaines. Le classement par effectifs est également défavorable aux « géants du numérique » dont les structures sont réputées être très légères. Amazonde loin en tête du petit groupe avec 230 800 employésne pointe qu’à la 74e position du classement mondial en termes d’effectifsMicrosoft à la 194eApple à la 211e et Google à la 311e. Quant à Facebookavec à peine plus de 10 000 salariéselle n’intègre même pas le classement du magazine Fortune des 500 plus grands employeurs. Au totalles Gafa pèsent 531 000 emplois cumuléssoit à peine le quart des effectifs de Wal-Martpremier employeur de la planète avec 23 millions de personnes. C’est moins aussi que le premier employeur européenVolkswagen (610 000 salariés) et à peine plus que Carrefour. Quant à Uber ou Airbnbdont la valeur (encore non cotée) se chiffre déjà en dizaines de milliards de dollarselles n’ont créé que quelques milliers d’emplois. gc

Georges Canto
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