Deux abbés marxologues au « siècle des extrêmes » : Marcel Reding (1914-1993) et Edouard Kinnen (1918-1975) – Deuxième partie

Le théologien Marcel Reding en URSS

d'Lëtzebuerger Land vom 11.01.2019

Comme nous venons de le voir dans notre première partie (d’Land du 4 janvier 2019 : 14)*, Marcel Reding décide finalement d’accepter l’invitation soviétique tout en respectant les ordres de son évêque, Josef Schoiswohl. Il s’envole donc vers Moscou où il est accueilli le 16 décembre 1955 par I. V. Poljanski (1898-1956), président du « Conseil pour les affaires des cultes religieux ». Hôte attitré, Poljanski accompagne le théologien luxembourgeois tout au long de son périple soviétique dont le point d’orgue est certainement son entretien sous forme d’audience particulière avec Anastas Mikojan (1895-1978).

Comme Reding ne manque pas de le préciser dans son rapport portant sur sa « Moskauer Reise », la durée de l’entrevue du 28 décembre 1955 avec le vice-premier ministre soviétique dépasse légèrement la demi-heure et se termine par le suivant échange de propos : « Mikojan schloss mit dem Gedanken, Don Quijote habe sich auch am Ende seines Lebens überzeugen lassen müssen, dass die Wirklichkeit wichtiger sei als seine Träumerei. Worauf ich antwortete, dieser Gedanke entspreche völlig unserem christlichen Vorsehungsglauben » (Document n°11 ; Conzemius 2008 : 170).

Le lendemain, le Luxemburger Wort publie un communiqué relatif au séjour moscovite de Reding. Intitulée « Ehrenvoller Auftrag », l’information ne fait que reprendre le « scoop » de l’agence de presse étasunienne « Associated Press ». Et le jour suivant, c’est au rédacteur du Zeitung vum Letzeburger Vollek de reprendre la nouvelle du Wort tout en notant que le journal catholique manque de préciser « ob es sich um eine wissenschaftliche oder kirchenpolitische Mission handelt, um deretwegen unser hoch­gestellte Landsmann sich nach Moskau begeben hat. » Puis de terminer: « Auf jeden Fall eine in mehr als einer Hinsicht interessante Nachricht ».

Le rédacteur du quotidien communiste ne croit pas si bien dire, encore qu’il faut rappeler que Reding s’était engagé auprès de ses autorités hiérarchiques de faire tout pour que son voyage en terre soviétique ne soit pas porté à la connaissance du grand public. Or, bien qu’il eût obtenu de la part des responsables soviétiques la garantie de la « Verschwiegenheit », quel ne fut son étonnement d’apprendre que la presse soviétique révéla au grand jour sa visite en URSS. Comme en témoignent les articles parus dans l’Iswestija et dans la Pravda, ainsi que la diffusion de la nouvelle par Radio Moscou (document n° 11, Conzemius 2008 : 163).

Les lecteurs de la Zeitung vum Letzeburger Vollek doivent toutefois patienter jusqu’au 28 mars 1956 avant de découvrir des informations plus détaillées quant au voyage de Marcel Reding en Union soviétique : « Unser geistliche Landsmann besuchte u.a. die neuen von Rom eingesetzten katholischen Bischöfe in der litauischen Sowjetrepublik sowie die 12 000 Seelen zählende katholische Religionsgemeinde in Leningrad. In Wilna, der Hauptstadt der Sowjetrepublik Litauen, zelebrierte er am Weihnachtsabend vor 2 000 Gläubigen die Christmette. Auch dem Oberhaupt der armenisch-katholischen Kirche stattete er einen Besuch ab. Schließlich hatte er in der Akademie der Wissenschaften in Moskau eine philosophisch-theologische Diskussion mit sowjetischen Gelehrten, welche vier Stunden dauerte. Thema dieses Kolloquiums war die Frage des Atheismus. Sodann wurde er von dem stellvertretenden Ministerpräsidenten Mikojan zu einer einstündigen Unterredung empfangen. »

Et le journal d’ajouter : « Über den Inhalt dieser Unterredung ist uns nichts bekannt. Wir gehen jedoch kaum fehl, wenn wir annehmen, dass die Reise unsres geistlichen Landsmannes im Sinne jener Bestrebungen katholischer Kreise liegt, welche bei Wahrung der gegenseitigen prinzipiellen Einstellung eine Milderung der Spannung zwischen Religion und Kommunismus resp. dem Vatikan und den sozialistischen Staaten befürworten. Eine solche Entwicklung wäre im Interesse der Koexistenz, des Friedens und der Völkerannäherung nur zu begrüßen. »

Deux jours après, c’est à l’hebdomadaire d’Letzeburger Land de consacrer un papier au séjour soviétique de Marcel Reding. Publié le 30 mars 1956, signé par l’historien Joseph Hess (1889-1973) et portant le titre « Ein Luxemburger Theologe zu dem stellvertretenden Ministerpräsidenten Mikoyan berufen », l’article conclut par les réflexions suivantes: « Wie auch diese Annäherungsversuche verlaufen mögen: es erfüllt uns Luxemburger mit Genugtuung, daß einer unserer Landsleute, der europäisches Ansehen genießt, zur Anbahnung eines Modus vivendi mit den auftauenden religiösen Organisationen des Ostens ausersehen wurde. » Et de souligner : « Allein schon wegen der unterdrückten Mitbrüder in den Ländern des Ostblocks sei jeder Versuch auch ohne positive Erfolgsaussichten unternehmenswert ».

À lire ces quelques extraits de presse, l’on pourrait conclure que le voyage moscovite de Reding fut accueilli plutôt positivement tant par la presse catholique et libérale que par le quotidien du PCL.Un événement politique trop rare en ces temps de guerre froide pour ne point être mentionné. Mais il faut relativiser la portée politique de ces prises de position journalistiques. Pour preuve, citons les réflexions épistolaires du Premier ministre Joseph Bech (1887-1975) qui s’adresse le 7 février 1956 à Reding : « J’admire votre zèle missionnaire et je suis d’accord avec vous qu’il faut essayer de négocier, car si entre les deux blocs on ne négocie plus ce sera la guerre froide ou chaude à jamais ! »

Or, Bech n’a pas ménagé ses critiques quelque peu condescendantes et doctorales envers l’engagement diplomatique de son compatriote : « Croyez-vous qu’ils permettront aux occidentaux d’introduire chez eux l’explosif des idées chrétiennes mortel pour l’échafaudage matérialiste de leur puissance ? Ne sera-ce pas un dialogue de sourds sur le plan spirituel comme c’est le cas sur le plan politique ? Les négociations ne pourraient aboutir au mieux qu’à un compromis et des ponts détruits ne sont pas reconstruits, surtout entre deux rives séparées par un abîme, avec un matériau fait de compromis » (Document n°13, Conzemius 2008 : 173).

Comparée aux critiques de Bech, la réaction de l’organe de presse du Saint-Siège s’avère beaucoup moins complaisante. Ainsi le rédacteur en chef de l’Osservatore Romano Federico Alessandrini (1905-1983), consacre son papier du 23 mars 1956 au voyage privé d’un « cultore di studi teologici » en URSS tout en annonçant son point de vue réprobateur par le titre « L’impossibile colloquio ». À relever que le quotidien du Vatican ne critique pas seulement l’initiative de Reding, mais il pointe également du doigt les partisans du dialogue avec la nouvelle équipe dirigeante au Kremlin. Est visé en premier lieu le journaliste Hansjakob Stehle (1927-2015) qui venait de publier le 13 mars 1956 dans le Frankfurter Allgemeinen Zeitung un article intitulé « Ein katholischer Theologe diskutiert im Kreml » dans lequel il retient que « der Gedanke an ein Konkordat mit Moskau wird in manchen katholischen Kreisen, selbst im Vatikan, bisweilen erwogen ».

Ce n’est que deux mois plus tard que le Luxemburger Wort réagit dans son édition du 24 mai 1956 à l’article d’Alessandrini et à celui de Stehle en faisant preuve d’un acte de balance analytique. Essayant de ménager Marcel Reding, le rédacteur du quotidien catholique se montre très critique en premier lieu envers le journaliste du quotidien conservateur de Francfort : « Bezeichnend war Stehles Untertitel : ‘Suche nach Möglichkeiten religiöser Koexistenz’. Es war wohl gerade dieser Untertitel, der den Chef-Redaktor der vatikanischen Tageszeitung zu seiner Überschrift ‘Das unmögliche Gespräch’ und zu einer kritisch-negativen Stellungnahme zur Moskaureise Marcel Redings bewog. […] In seinem ganzen Artikel erhebt der Chef-Redaktor des Osservatore keinen einzigen Vorwurf an die Adresse unseres Landmannes. Er will bloß betonen, daß es nicht angeht, die ‘private’ Moskaureise eines Theologen zur Grundlage für illusorische Hoffnungen zu machen und sie durch bis jetzt vollkommen unbegründete, verwirrende oder sogar bedenkliche Schlussfolgerungen propagandistisch aufzubauschen ».

L’article retient en outre une prise de position d’Alessandrini qui aurait fait honneur à bien d’autres partisans de la ligne dure au sein de l’Église catholique : « Doch heute, sagt man, sei der Stalinismus erledigt und durch einen neuen Kurs ersetzt. Darauf ist zu antworten, dass das Vorgehen des Kommunismus auf Grundlagen fußt, die unverändert bleiben; sie bleiben materialistisch u. atheistisch, kämpferischer Atheismus ». Se pose la question de savoir si Reding aurait catégoriquement réfuté cette réflexion? Très probablement pas, mais contrairement aux « purs et durs » du monde ecclésiastique, le théologien marxologue prône le dialogue entre les mondes catholique et communiste.

L’engagement de Reding semble avoir porté ses fruits, tout au moins au niveau de la recherche philosophique. Comme le souligne d’ailleurs Martin Meyer dans son article paru le 9 janvier 2001 dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Seine Kontaktaufnahme löste eine Flut von Veröffentlichungen seitens der Sowjetischen Akademie der Wissenschaften zum Thema Thomismus aus. In diesen Schriften ist über Catholica in ruhigem, abwägendem Tonfall ge­schrieben beziehungsweise analysiert worden ».

Encore faut-il noter que ce dégel scientifique ne commence à se manifester qu’à un moment où Reding avait déjà dû passer les fourches caudines du Saint-Siège. Épreuve ressentie comme traumatisante, comme il le confie d’ailleurs à Meyer lors d’un entretien au cours de l’été 1971 et que ce dernier ne fait que révéler dans son papier de 2001. Selon l’auteur, le théologien luxembourgeois fut littéralement intercepté à l’aéroport de Francfort par le nonce apostolique en Allemagne pour être conduit de suite au Saint-Siège. À Meyer d’ajouter « wo er nach einigem Hin und Her in einen abgedunkelten Raum geführt wurde. Er sah eine Kerze brennen und hörte eine Stimme, die ihm zurief: ‘Ich bin Ihr Richter’. Nachdem sich seine Augen an das Dunkel gewöhnt hatten, erkannte er in seinem Gegenüber den Jesuitenpater Sebastian Tromp ».

Pour évaluer à sa juste valeur cette procédure à l’accent inquisitoire et disciplinaire, il convient de noter que le Saint Office en avait confié la mission au Père Sebastian Tromp (1889-1975), l’un des conseillers les plus avisés de Pie XII. Encore que Reding soupçonnât Michael Schmaus (1897-1993) d’être l’instigateur principal du complot envers sa personne. « Hardliner » s’il en est, le très influent professeur de dogmatique catholique à l’université de Munich fut un proche du régime nazi, ce qui lui valut à la fin de la Deuxième Guerre mondiale une révocation temporaire de sa chaire universitaire. Soulignons qu’il avait notamment présenté les juifs dans une publication éditée en 1941 comme « Kinder, Knechte des Teufels ».

Toutefois les Schmaus et autres consorts semblent avoir eu raison de Reding puisqu’il est sommé de quitter sa chaire universitaire de Graz pour accepter un poste académique à l’université libre de Berlin-­Ouest.

À première vue, la nomination à la « Freie Universität » revêt le caractère d’une promotion académique. Or, Reding y occupera la chaire de théologie catholique sans pourtant disposer de la « Prüfungsvollmacht », et proposera désormais des cours dans un milieu universitaire marqué tout au plus par la culture protestante. Qui plus est, Reding vivra désormais à Berlin-Ouest, îlot situé géopolitiquement dans le camp socialiste, car enclavé territorialement dans la République démocratique allemande (RDA). Travaillant en marge des réseaux universitaires catholiques – du moins durant ses débuts berlinois – le théologien et marxologue entretiendra des contacts collégiaux avec le professeur Helmuth Gollwitzer (1908-1993). Théologien progressiste et ancien opposant au régime national-socialiste, Gollwitzer sera très proche des mouvements soixante-huitards, comme le prouvent ses contacts soutenus avec Rudi Dutschke.

En dehors du monde académique germanophone, Reding nouera également contact avec l’une des figures de proue du catholicisme progressiste, à savoir le jésuite français Jean-Yves Calvez (1927-2010), auteur de La pensée de Karl Marx. Publication éditée en 1956, elle acquit rapidement le statut de livre de référence et ceci dans tous les milieux de la recherche en philosophie sociale. Mais, contrairement à ses collègues Gollwitzer et Calvez, ou encore le jésuite Gustav A. Wetter (1911-1991), Reding ne peut être considéré comme un théologien « de gauche ». Bien qu’il apprécie les entretiens avec le social-démocrate autrichien, économiste et « Universitätsdozent » Benedikt Kautsky (1894-1969), fils du marxiste réformiste Karl Kautsky (1845-1938), Reding se caractérise surtout par ses compétences de « faiseur de ponts » entre les milieux catholiques et marxistes plutôt que par un engagement résolument politique propre aux théologiens progressistes.

Ceci explique en grande partie l’intérêt somme toute limité que les milieux des intellectuels catholiques de gauche réservaient durant les années 1955 à 1980 à l’œuvre du marxologue luxembourgeois. À lire ses études comme Der Sinn des Marxschen Atheismus (1957) ou Der politische Atheismus (1957), voire le recueil d’articles intitulé Die Glaubensfreiheit im Marxismus (1967), l’on se rend compte que le théologien et philosophe Reding privilégie dans ses travaux une approche herméneutique qui cantonne le questionnement sociologique à un niveau subalterne. Encore faut-il garder une certaine prudence devant toute appréciation générale de l’œuvre de Reding.

En témoigne sa publication Über Arbeitskampf und Arbeitsfrieden (1961), dans laquelle il postule la thèse suivante : « In der Auseinandersetzung um materielle Interessen sind Druck, Drohung, Furchteinflößung, Gewalt oftmals nach vielerlei Verhandlungen das letzte Mittel gewesen, um Unrecht zu beseitigen, Recht herzustellen. Weil dem bedauerlicherweise so ist, deshalb sind Gewalt und Druck bisweilen sittlich verantwortbare Mittel zur Herstellung eines gerechten Friedens » (Reding 1961 : 54). Énoncé hardi pour un théologien au début des années 1960. Mais postulat à l’accent consensualiste par trop modéré pour être repris dans les prises de position théoriques des « cathos de gauche », et à plus forte raison dans les élaborations théoriques de la gauche marxiste durant les années 1965-1980. Le théologien et marxologue Marcel Reding décède le 27 mai 1993 à Berlin.

L’inventaire détaillé des références bibliographiques et documentaires pourra être consulté sur le site du Land (www.land.lu) quinze jours après la parution de la troisième et dernière partie de cette série

Claude Wey
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