Parfois rétifs à se conformer au droit des sociétés lorsqu’ils effectuent des domiciliations ou occupent des postes d’administrateurs, certains avocats se font « recadrer »

Des hommes d’honneur

d'Lëtzebuerger Land vom 09.12.2010

Il faudra un jour faire l’inventaire des grandes firmes d’avocats ayant contribué, par leurs conseils, à mettre sur pied les fonds « madoffés » au Luxembourg, sans pour autant que leurs noms soient apparus dans aucun des documents qui font actuellement surface, à la faveur des plaintes des liquidateurs des fonds et des sociétés de Bernard Madoff aux États-Unis. Pour l’heure, c’est le nom d’un avocat inscrit au barreau de Luxembourg, et opérant presque seul, en tout cas sans réseau, qui est en première ligne dans les plaintes et que la Commission de surveillance du secteur financier a déclaré persona non grata, peu après l’éclatement du scandale Madoff. Ce contre quoi d’ailleurs il se bat, défendu dans son long combat judiciaire par un avocat qui vient lui-même de se faire condamner par le tribunal correctionnel de Luxembourg à trois ans de prison pour blanchiment actif. On comprend alors pourquoi les investisseurs et groupes d’investisseurs ont choisi pour les défendre à récupérer leur argent englouti dans la fraude « Ponzi » de petits cabinets avocats, les grandes études ayant été prises d’assaut par les banques qui sont intervenues dans les montages et la gestion des fonds et que d’aucun présentent comme les complices du financier US.

Non, cet article n’est pas un pamphlet dirigé contre toute une profession, ni une caricature d’un métier qui fait surtout son beurre grâce à la présence de la place financière, sans doute moins pour ses victimes. Un concours de circonstances a fait néanmoins qu’en peu de mois, plusieurs avocats se sont retrouvés au cœur de procès en correctionnel et parfois aussi en marge de ces affaires. Les écarts de professionnels censés connaître la loi sur le bout des doigts sont d’autant plus choquants que l’une des motivations qui apparaît en arrière-plan est l’appât du gain. Et lorsqu’ils se font « coincer » la main dans le sac et traduire comme des délinquants ordinaires, les avocats usent souvent des ficelles du métier pour faire traîner la procédure.

Il est plus lucratif pour un avocat d’encaisser des jetons de présence au conseil d’administration d’une société qu’il domicilie de surcroît, sans trop se soucier de la remise des bilans dans les délais requis ou conseiller un milliardaire grec à mettre sur pied une société de participation financière qui lui permettra de faire discrètement remonter une partie de ses bénéfices sans trop de mal pour son portefeuille en termes fiscaux, alors que son pays est au bord de la faillite financière ou encore aider la femme d’un trafiquant de drogue à dissimuler l’origine des fonds de la famille plutôt que de « trimer » à la défense d’un délinquant sans ressources ou une épouse délaissée assaillie par les créanciers de son ex.

Les « avocats administrateurs de sociétés » ont d’ailleurs fait récemment l’objet d’un recadrage. Des « recommandations » leur ont ainsi été adressées par l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg (circulaire N.1 2010/2011 du 7 octobre 2010), ce qui tend à démontrer un certain malaise dans la profession et la volonté de mettre un peu de discipline dans les activités censées être « accessoires », mais qui, parce qu’elles sont si lucratives, finissent par prendre le dessus dans leurs activités.

Début octobre, le barreau relevait le cas de cinq avocats cités à comparaître comme prévenus devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg siégeant en matière correctionnelle. Le Parquet leur reprochait de ne pas avoir publié « en temps utile ou du tout », les comptes des sociétés dont ils étaient administrateurs. Sur les cinq avocats incriminés, quatre ont été condamnés à des peines d’amende et l’un d’eux a même eu droit à une peine de prison ferme sur un autre fondement que la violation de la loi du 10 août 1915 sur les sociétés commerciales. Un cinquième homme a eu droit à une suspension de prononcé. Tous ont fait appel ou opposition, l’un des prévenus ayant été condamné par défaut.

Parmi les cinq, deux avocats belges de la même étude, dont nous ne citerons pas les noms, qui avaient eu quelques soucis avec le barreau de Bruxelles et s’étaient alors expatriés au Luxembourg pour se refaire une virginité. Las, en juin dernier, ils ont été condamnés sur la base de violation de la loi sur les sociétés commerciales à respectivement 20 000 et 25 000 euros d’amende. Leur recours devant la Cour d’appel sera plaidé en principe au début du mois de janvier.

Ces comparutions d’avocats, qui devraient se poursuivre puisque d’autres cas sont encore dans les pipelines du tribunal correctionnel, montrent une certaine exaspération de la justice face au laxisme dont certains représentants font preuve. Ce qui s’est d’ailleurs traduit dans les peines d’amendes prononcées. « Dans l’une des affaires, signale la circulaire du barreau, la publication des comptes, certes tardive et intervenue après le déclenchement de l’enquête préliminaire, n’a pas empêché le tribunal de reconnaître la culpabilité des avocats et de prononcer à leur charge des peines d’amende de peu inférieures au maximum fixé par la loi ».

À côté des irrégularités, le Barreau, soucieux de l’image de marque de la profession, s’offusque surtout de l’attitude de certains avocats dans la procédure, l’un des prévenus fit carrément défaut à l’audience, négligeant d’être présent ou même représenté et un autre se fit seulement représenter, craignant sans doute de se retrouver sur le mauvais banc sous le regard de ses pairs. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un manquement au devoir d’honorabilité qui s’impose à la profession, relève le barreau, menaçant d’aller plus loin et d’actionner des poursuites disciplinaires. « L’avocat, souligne la circulaire, représenté ou non, doit mettre un point d’honneur à s’expliquer personnellement et à se défendre devant ses juges ».

En signant la circulaire du 7 octobre, le Bâtonnier, Me Gaston Stein, a voulu montrer sa détermination à faire le ménage parmi les professionnels du droit, pas uniquement ceux qui ont fait l’objet de condamnations pénales. Ceux qui ont bénéficié d’un acquittement auraient ainsi du souci à se faire : « La circonstance, même qu’un avocat ait été condamné pénalement, ou même qu’il ait bénéficié d’un acquittement tout en ayant commis des faits indignes de la profession mais non qualifiés pénalement, écrit-il, est également susceptible de constituer, dans son chef, un manquement aux principes essentiels de la profession, et notamment de porter atteinte à son honneur, avec les conséquences qui peuvent le cas échéant en résulter au plan disciplinaire ».

Les yeux se tournent ici vers cet avocat qui prit en avril 2008 douze mois de prison et se vit infliger une amende de 5 000 euros pour s’être fait passer pour le bénéficiaire économique d’un holding qui était en réalité aux mains d’un ressortissant américain, récidiviste de la fraude fiscale, mais qui se fit relaxer en appel en novembre 2008 parce que le Parquet n’avait pas apporté la preuve du préjudice de l’infraction de faux en écritures.

Lorsque la circulaire est parue, personne ne parlait encore du cas de cet avocat « chevronné » qui aime à se présenter comme un « honnête homme » au sens pascalien du terme et qui, devant les juges en octobre, quand son procès s’est ouvert, a fait plaider sa bonne foi, arguant s’être fait complètement manipuler par l’épouse d’un trafiquant notoire de marijuana à laquelle il permit d’utiliser un de ses comptes d’avocat pour blanchir l’origine de l’argent. L’avocat avait même envoyé son fils, lui-même avocat et destiné à prendre un jour les rênes de l’étude, accompagner la dame, munie d’un faux passeport, dans une banque luxembourgeoise pour y vider son compte. C’est en cette compagnie qu’elle se fit « cueillir » par la police. Dans ses effets personnels, les enquêteurs trouvèrent alors une carte de visite de l’avocat incriminé au dos de laquelle il avait écrit son numéro de compte. L’épouse du trafiquant n’eut pas l’opportunité d’y faire transiter l’argent qu’elle entendait retirer. Dans une opération de transit précédente, l’avocat avait touché une provision de 1,5 million de francs (environ 37 000 euros) à laquelle s’ajouta une « quote-part » de 45 000 dollars qui fut retranchée de près de quatre millions de dollars qui passèrent par le filtre de son compte en banque.

La treizième chambre du tribunal correctionnel, qui a jugé l’avocat ainsi que l’épouse du trafiquant de drogue (d’Land du 22.10.10), n’a eu aucune indulgence pour le premier en le condamnant à une peine d’emprisonnement de trois ans (avec sursis). Le jugement lui a en outre interdit pendant six ans d’exercer certains droits civiques (remplir des fonctions, emplois et offices publics, porter aucune décoration et être expert, témoin, instrumentaire ou certificateur dans les actes, de déposer en justice autrement que pour y donner de simples renseignements). « Les infractions dont X est convaincu, de surcroît commises par un prévenu de profession avocat, dans l’exercice et à l’occasion de l’exercice de sa profession, sont d’une gravité indubitable et se passent de tout commentaire. Les faits mériteraient certainement la rigueur de la loi dans toute son étendue, mais (...) il faut tenir compte du dépassement du délai raisonnable (...) de sorte que le tribunal ne prononce qu’une peine d’emprisonnement de trois ans et une amende de 8 000 euros ». L’avocat a fait appel de la décision, mais le Bâtonnier pourra difficilement faire l’autruche sur les manquements aux fameux principes essentiels de la profession.

Il y a encore dans les cartons du Parquet, et bien que l’affaire n’ait pas atteint un stade très avancé et qu’elle n’ait pas l’ampleur de la précédente puisqu’il s’agit « seulement » de violation des obligations professionnelles, une affaire qui frappe deux avocats d’une des plus grandes firmes du pays : ils n’avaient pas jugé nécessaire de révéler au notaire qui a certifié la constitution d’une société destinée à devenir le holding (milliardaire en euros) de tête de tout un groupe financier, aidé un banquier grec à dissimuler son identité. Le notaire ne s’est pas davantage posé de questions, faisant une confiance « aveugle », assura-t-il aux deux représentants du grand cabinet d’avocats. Il a été condamné en première instance et fait appel lui aussi (d’Land 26.03.10). Ce procès a aussi été l’occasion de voir combien la pression des avocats d’affaires peut être forte sur d’autres professionnels pour qu’ils se montrent un peu plus liberaux que les lois l’exigent.

Véronique Poujol
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